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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

quement je sentais la montagne remuer. Je n’avais ni faim ni soif, et j’éprouvais un singulier mal de tête qui me prenait au haut du crâne et qui descendait jusqu’aux sourcils. Pendant ce temps-là, le brouillard n’arrêtait pas. Mon haleine s’était gelée contre mon mouchoir, la neige avait mouillé mes habits : il me sembla bientôt que j’étais tout nu. Je redoublai la rapidité de mes mouvemens, et je me mis à chanter, pour chasser un tas d’idées bêtes qui me venaient dans l’esprit. Ma voix se perdait sur cette neige, aucun écho ne me répondait : tout était mort au milieu de cette nature glacée ; ma voix me faisait à moi-même une drôle d’impression. Je me tus, j’avais peur.

À deux heures, le ciel blanchit vers l’orient. Avec les premiers rayons du jour, je sentis le courage me revenir. Le soleil se leva, luttant avec les nuages qui couvraient le Mont-Blanc ; j’espérais toujours qu’il les chasserait, mais sur les quatre heures, les nuages s’épaissirent, le soleil s’affaiblit, et je reconnus que ce jour-là il me serait impossible d’aller plus loin. Alors, pour ne pas tout perdre, je me mis à explorer les environs, et je passai toute la journée à visiter les glaciers et à reconnaître les meilleurs passages. Comme le soir venait, et le brouillard à sa suite, je redescendis jusqu’au Bec-à-l’Oiseau, où la nuit me prit. Je passai celle-là mieux que l’autre, car je n’étais plus sur la glace, et je pus dormir un peu. Je me réveillai transi, et aussitôt que le jour parut, je redescendis vers la vallée, ayant dit à ma femme que je ne serais pas plus de trois jours. Au village de la Côte seulement, mes habits dégelèrent.

Je n’avais pas fait cent pas hors des dernières maisons que je rencontrai François Paccard, Joseph Carier et Jean-Michel Tournier ; c’étaient trois guides : ils avaient leur sac, leur bâton et leur costume de voyage. Je leur demandai où ils allaient : ils me répondirent qu’ils cherchaient des cabris[1] qu’ils avaient donnés en garde à de petits paysans. Comme ces petits animaux ne valent pas plus de 40 sous la pièce, leur réponse me donna l’idée qu’ils voulaient me tromper, et je pensai qu’ils tentaient le voyage que je n’avais pas pu faire, d’autant plus que M. de Saussure avait promis une récompense au premier qui atteindrait le haut du Mont-Blanc. Une

  1. Des chevreaux.