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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

pouvais plus les plier. Je me retournais les ongles sur les pierres, je sentais que j’allais tomber, et je disais : Jacques Balmat, mon ami, si tu n’attrapes pas cette petite branche-là, qui est au-dessus de ta tête, ton compte est bon. La maudite branche, je la touchais du bout des doigts ; je me raclais les genoux comme un ramoneur. Ah ! la branche, ah ! je la pinçais. Allons ; ah !… cette nuit-là je me la rappellerai toujours ! ma femme m’a réveillé par le plus vigoureux coup de poing !… Imaginez-vous que je m’étais accroché à son oreille, et que je la tirais comme un morceau de gomme élastique. Ah ! pour cette fois je me dis : Jacques Balmat, il faut que tu en aies le cœur net. Je sautai donc à bas du lit, et je mis mes guêtres. — Où vas-tu ? me dit ma femme. — Chercher du cristal, que je répondis, je ne voulais pas lui conter mon affaire, — et ne sois pas inquiète, continuai-je, si tu ne me vois pas revenir ce soir. Si je ne suis pas rentré à neuf heures, c’est que je coucherai dans la montagne. Je pris un bâton solide ; bien ferré, double en grosseur et en longueur d’un bâton ordinaire ; j’emplis ma gourde d’eau-de-vie, je mis un morceau de pain dans ma poche, — et en route !

J’avais bien essayé déjà de monter par la mer de glace, mais le Mont Maudit m’avait barré le passage. Alors je m’étais retourné par l’aiguille du Goûter[1]; mais pour aller de là au Dôme[2] il y avait une espèce d’arête d’un quart de lieue de long sur un ou deux pieds de large, et puis au-dessous dix-huit cents pieds de profondeur. — Merci !

Cette fois donc je résolus de changer de chemin : je pris celui de la montagne de la Côte ; au bout de trois heures j’étais arrivé au glacier des Bossons[3]. Je le traversai ; ce n’était pas là le difficile. Quatre heures après j’étais aux Grands-Mulets[4]; c’était déjà quelque chose. J’avais gagné mon déjeuner ; je cassai une croûte, je bus un coup. — C’est bon.

À l’époque dont je vous parle, on n’avait point encore pratiqué aux Grands-Mulets le plateau qui y est aujourd’hui, si bien qu’on

  1. Voir la lithographie au n. 4.
  2. N. 2.
  3. N. 8.
  4. N. 5.