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en chassa les hommes et les força de redescendre vers des régions tempérées. La terre primitive que leurs aïeux avaient vue couverte de fleurs et de pâturages devint infertile, sèche et gercée ; les eaux du ciel, en venant rejoindre celles de la terre, qui se retiraient incessamment, entraînèrent avec elles le sol végétal ; le roc primitif apparut dans sa raideur nue et aride ; puis, un jour, les hommes aperçurent avec étonnement la couche de neige temporaire qui blanchissait les cimes qui avaient été leurs berceaux. Enfin, lorsque l’eau eut laissé à sec le fond de la vallée, que les sommités eurent atteint la couche d’atmosphère raréfiée qui, par la faiblesse de sa densité, s’élève au-dessus des autres principes aériformes, cette neige temporaire devint éternelle, et la glace, envahissant à son tour les contrées qu’abandonnait l’eau fugitive, descendit, conquérante de la montagne, vers la vallée qu’à son tour elle menaça d’engloutir.

Au reste, ici comme partout, la tradition populaire est d’accord dans son ignorance ingénieuse avec l’investigation de la science. Écoutez un paysan de la Furca, et il vous racontera que cette montagne est le passage habituel du Juif errant lorsqu’il se rend de l’Italie en France ; seulement, la première fois qu’il la franchit, vous dira-t-il, il la trouva couverte de moissons, la seconde fois de sapins, et la troisième fois de neiges.

Lorsque j’eus contemplé à loisir cet immense tableau, nous redescendîmes vers Chamouny ; au milieu du chemin, à peu près, je m’aperçus que j’avais perdu ma montre. Je voulus retourner sur mes pas, mais mon guide déclara que c’était son affaire, rien ne devant se perdre dans la vallée de Chamouny. Je m’établis sur un plateau, d’où la vue était presque aussi belle que celle de la croix de Flegère, et j’attendis patiemment son retour : au bout d’une demi-heure, je le vis sortir joyeux et triomphant d’un bois de sapins que nous venions de traverser. Il avait retrouvé la montre et me la montrait en l’agitant au bout de sa chaîne : il était certes plus content que moi. Je lui offris une récompense qu’il refusa. Cet incident nous fit perdre une quarantaine de minutes, et ce ne fut que vers les quatre heures que nous fûmes de retour au village. En approchant de l’hôtel, j’aperçus sur le banc, placé devant la porte, un vieillard de soixante-dix ans à peu près, qui se leva et vint à ma