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IMPRESSIONS DE VOYAGE.

conduire les yeux fermés, par mon guide, à l’endroit le plus favorable pour embrasser d’un seul coup-d’œil la double chaîne des Alpes, et bientôt je me trouvai placé sur un point assez élevé pour ne rien perdre de son étendue. Alors j’ouvris les yeux, et comme si une toile se levait sur une magnifique décoration, je saisis, avec un plaisir mêlé d’effroi de me voir si petit au milieu de si grandes choses, tout l’ensemble de cet immense panorama, dont les dômes neigeux, dominant la riche végétation de la vallée, semblent le palais d’été du dieu de l’hiver.

En effet, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ce n’étaient que pics décharnés, à chacun desquels pendaient, comme la queue traînante d’un manteau, les scintillantes ondulations d’une mer de glace. C’était à qui s’élancerait le plus près du ciel, de l’Aiguille du Tour, de l’Aiguille-Verte ou du Pic du Géant ; c’était à qui descendrait le plus menaçant dans la vallée des glaciers d’Argentières, des Bossons ou de Taconnay. Puis à l’horizon qu’il ferme comme s’il était la dernière sommité de cette chaîne que sa masse nous dérobe et qui fuit vers les Pyrénées, dominant pics et aiguilles, couché comme un ours blanc sur les glaçons d’une mer polaire, le frère du Chimboraço et de l’Immaüs, le roi des montagnes d’Europe, le Mont-Blanc, cette dernière marche de l’escalier de la terre à l’aide duquel l’homme se rapproche du ciel.

Je restai une heure anéanti dans la contemplation de ce tableau, sans m’apercevoir que j’avais quatre degrés de froid.

Quant à mon guide, qui avait vu cent fois déjà ce splendide spectacle, il courait, pour se réchauffer, à quatre pattes avec le chien, et le faisait aboyer en lui tirant la queue.

Enfin, il vint à moi pour me faire part d’une idée dont il venait d’être frappé :

— Si monsieur veut coucher ici, me dit-il avec l’accent d’un homme qui ne serait pas fâché de doubler son bénéfice en dédoublant ses journées, monsieur trouvera un bon souper et un bon lit.

Le maladroit ! s’il m’avait laissé tranquille, ce souper et ce lit, j’aurais bien été obligé de les prendre, et Dieu sait quel repas et quel sommeil l’un et l’autre me promettaient.

Je me levai tout effrayé à l’idée du danger que j’avais couru

— Non, non, lui dis-je, partons.