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IMPRESSIONS DE VOYAGE.

Au même instant on appela à la grande table mon digne hôte, qui, rassuré par la certitude que j’allais faire honneur à son mets favori, me laissa en tête-à-tête avec mon beefsteak. — Les trois quarts avaient déjà disparu lorsqu’il revint, et reprenant la conversation où il l’avait interrompue :

— C’est, me dit-il, que l’animal auquel vous avez affaire était une fameuse bête. — J’approuvai d’un signe de tête.

— Pesant trois cent vingt !

— Beau poids ! — Je ne perdais pas un coup de dent.

— Qu’on n’a pas eu sans peine, je vous en réponds.

— Je crois bien ! — Je portai mon dernier morceau à ma bouche.

— Ce gaillard-là a mangé la moitié du chasseur qui l’a tué.

Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort.

— Que le diable vous emporte, dis-je, en me retournant de son côté, de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne…

— Je ne plaisante pas, monsieur, c’est vrai comme je vous le dis.

Je sentais mon estomac se retourner.

— C’était, continua mon hôte, un pauvre paysan du village de Fouly, nommé Guillaume Mona. L’ours, dont il ne reste plus que ce petit morceau que vous avez là sur votre assiette, venait toutes les nuits voler ses poires, car à ces bêtes tout est bon. Cependant il s’adressait de préférence à un poirier chargé de crassanes. Qu’est-ce qui se douterait qu’un animal comme ça a les goûts de l’homme, et qu’il ira choisir dans un verger justement les poires fondantes ? Or le paysan de Fouly préférait aussi par malheur les crassanes à tous les autres fruits. Il crut d’abord que c’étaient des enfans qui venaient faire du dégât dans son clos ; il prit en conséquence son fusil, le chargea avec du gros sel de cuisine, et se mit à l’affût. Vers les onze heures, un rugissement retentit dans la montagne. — Tiens, dit-il, il y a un ours dans les environs. Dix minutes après, un second rugissement se fit entendre, mais si puissant, mais si rapproché, que Guillaume pensa qu’il n’aurait pas le temps de gagner sa maison, et se jeta à plat-ventre contre terre, n’ayant plus qu’une espérance : que c’était pour ses poires et non pour lui que l’ours venait. Effectivement l’animal parut presque aussitôt au coin du verger, s’avançant en droite ligne vers le poirier