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IMPRESSIONS DE VOYAGE.

— Monsieur va à pied ?

— Toujours.

Et je vis que si mes jambes gagnaient quelque chose en considération dans l’esprit de notre hôte, c’était certainement aux dépens de ma position sociale.

— Monsieur est artiste ? continua mon hôte.

— À peu près.

— Monsieur dîne-t-il ?

— Tous les jours, et religieusement.

En effet, comme les tables d’hôte sont assez chères en Suisse, et que chaque dîner coûte quatre francs, prix fait d’avance, et sur lequel on ne peut rien rabattre, j’avais long-temps, dans mes projets d’économie, essayé de rattraper quelque chose sur cet article. Enfin, après de longues méditations, j’étais parvenu à trouver un terme moyen entre la rigidité scrupuleuse des hôteliers et le cri de ma conscience : c’était de ne me lever de table qu’après avoir mangé pour une valeur comparative de six francs ; de cette manière, mon dîner ne me coûtait que quarante sous. Seulement, en me voyant acharné à l’œuvre et en m’entendant dire : Garçon, le second service, — l’hôte marmottait entre ses dents : Voilà un Anglais qui parle fort joliment le français.

Vous voyez que le maître de l’auberge de Martigny n’était pas doué de la science physionomique de son compatriote Lavater, puisqu’il osait me faire cette question au moins impertinente : — Monsieur dîne-t-il ?

Lorsqu’il eut entendu ma réponse affirmative : — Monsieur est bien tombé aujourd’hui, continua-t-il, nous avons encore de l’ours.

— Ah ! ah ! fis-je, médiocrement flatté du rôti. — Est-ce que c’est bon votre ours ?

L’hôtelier sourit en secouant la tête avec un mouvement de haut en bas, qui pouvait se traduire ainsi : Quand vous en aurez goûté, vous ne voudrez plus manger d’autre chose.

— Très bien, continuai-je, et à quelle heure votre table d’hôte ?

— À cinq heures et demie.

Je tirai ma montre, il n’était que quatre heures dix minutes. —