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année le capital s’accroît d’environ un quart, lorsqu’elle est bien dirigée, et qu’elle réunit toutes les conditions de prospérité dont j’ai parlé plus haut. Le propriétaire de douze mille têtes de bétail peut en vendre ou en tuer deux ou trois mille annuellement, suivant les bornes plus ou moins étroites dans lesquelles il veut maintenir ses troupeaux, ou suivant l’étendue du terrain qu’il possède. Pendant quelques années, les estancieros de la province de Buenos-Ayres ont trouvé quelque avantage à créer des établissemens près de la ville où ils faisaient abattre leur bétail pour leur compte ; mais plusieurs causes les ont fait renoncer, pour la plupart, à ce genre d’industrie, et ils préfèrent aujourd’hui le vendre aux propriétaires de ces établissemens qui se nomment saladeros. Il en existe un assez grand nombre aux portes de Buenos-Ayres, et dans quelques-unes on tue jusqu’à deux cents animaux par jour. Les mares de sang, les ossemens épars, les débris de toute espèce qui jonchent ces lieux de carnage, les rendent horribles à voir, et l’air en serait empesté, si des légions de mouettes et d’oiseaux de proie n’étaient sans cesse occupées à faire disparaître tout ce qui est rejeté comme de nulle valeur. Nulle part les services que ces oiseaux rendent à l’homme ne sont plus frappans que dans les environs de Buenos-Ayres ; malgré la grande salubrité de l’air, qui a donné son nom au pays, il serait bien difficile sans eux que les matières animales qu’on rencontre à chaque pas ne donnassent naissance à une foule de maladies.

La manière de mettre à mort un bœuf dans ces saladeros, et en général dans tout le pays, est plus expéditive que la nôtre, mais elle est trop révoltante pour être décrite, et ne contribue pas peu à entretenir chez les gauchos cette indifférence qu’ils montrent à voir couler le sang. Quelques minutes leur suffisent pour enlever la peau de l’animal, qu’ils font sécher à l’ombre en l’étendant sur le sol, le poil en dessous, et en la distendant au moyen de chevilles placées de distance en distance sur ses bords. Quand elle est sèche, on la plie longitudinalement en deux, et on la livre au commerce. La chair se sale légèrement et se sèche au soleil ; dans cet état, elle prend le nom de tasajo, et devient l’objet d’expéditions assez importantes pour les colonies des tropiques, où elle sert de nourriture aux nègres. On se contente le plus souvent d’entasser le tasajo dans la cale des navires sans le mettre en barils.