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planent sur le spectateur, et semblent le contempler avec une infinie douceur ; on dirait que les cieux se sont entrouverts, et que les élus viennent présider aux innocens délassemens des habitans de ce lieu solitaire et sacré.

Maintenant voulez-vous savoir ce qu’est devenu ce ravissant chef-d’œuvre ? Je vais vous en raconter la lamentable et honteuse histoire. Vendu révolutionnairement, il appartient maintenant à MM. Verdier et Guimbaut, dont les noms méritent une place toute spéciale dans les annales du vandalisme. Il y a quelques années, plusieurs catholiques des environs conçurent le projet de fonder un établissement de Trapistes dans ce site vénéré, ce qui eût assuré la conservation en entier du monument et de toutes ses dépendances. L’on fit à ce sujet les offres les plus avantageuses à MM. les propriétaires mais ils se sont bien gardés de devenir complices d’un acte aussi rétrograde. Ils ont préféré détruire peu à peu tout le monastère à l’exception du petit cloître intérieur : au moment où je m’y suis trouvé, une tour hexagone très ornée était sous le marteau. La pioche de l’ouvrier a atteint sous mes yeux une charmante sculpture qui formait, à ce que je pense, le chapiteau de la retombée d’une voûte. Quant au cloître intérieur, destiné spécialement aux récréations des religieux après les offices du chœur, comme il n’avait de communication qu’avec l’église et les cellules, et non pas avec les cours extérieures, les acquéreurs ont jugé à propos de réclamer un droit de passage à travers l’église. Déboutés de leur prétention par les tribunaux, ils s’en sont dédommagés ainsi qu’il suit : ils ont rempli la moitié de leur cloître de bûches, de fagots et de poutres, qu’ils ont entassés le plus haut possible contre ces délicieuses sculptures ; et chaque jour en les déplaçant, on abat quelque tête, quelque figurine, on enlève quelque pendentif, on défonce quelque colonnette des croisées. Dans l’autre moitié, ils ont parqué des pourceaux ; oui, des pourceaux. C’est la litière d’une truie qui occupe la place du trône de l’abbé, au-dessous du bas-relief de Jésus portant sa croix ; ces représentans des propriétaires broutent le jour dans l’enceinte intérieure que bordent les arceaux du cloître, et la nuit ils se vautrent sous les trésors de beauté dont je viens de vous parler.

J’ai senti le rouge me monter au front en contemplant ce spectacle. Il n’y a qu’en France, pensais-je tristement, où je rougirais ainsi ; il n’y a qu’en France où un voyageur soit exposé à rencontrer une dévastation aussi sacrilège, un mépris si effronté de l’art, de la religion, de l’histoire, de la gloire du pays.

Et encore songez que Cadouïn est dans un pays reculé, très catholique, très noirci par M. Charles Dupin, au milieu des landes et des bois, loin