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m’arrêter, c’est fini. C’est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon… Ah ! quel temps il fait ! mon manteau est traversé !

Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette ! — La pauvre femme ! — Qu’il y a des gens maladroits dans le monde ! Mes matelots furent assez sots pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu’on ne peut pas tout prévoir. Moi, je comptais sur la nuit pour cacher l’affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu ensemble. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.

S’il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire ; moi, je ne le sais pas, mais on l’a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l’avait frappée au front, et s’assit dans le canot sans s’évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J’allai à elle, je lui parlai long-temps et le mieux que je pus. Elle avait l’air de m’écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite : idiote, ou comme imbécille, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n’en a tiré une parole, si ce n’est quand elle dit qu’on lui ôte ce qu’elle a dans la tête.

De ce moment-là je devins aussi triste qu’elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu’à la fin de tes jours, et garde-la. Je l’ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine, parce que j’y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisis folle, n’en voulurent pas, et m’offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la gardai avec moi.

— Ah ! mon Dieu, si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu’à vous. Tenez ! attendez. — Ho ! — Ho ! la mule.


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