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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

Pour prévenir ce désastre qui n’épargne aucune gloire, si haute qu’elle soit, il n’y a qu’un moyen, c’est de flétrir sans relâche l’ignorance du public et l’avarice des libraires. Le mot de Lintot devient plus vrai de jour en jour : « quand ils ont faim, ils savent toutes langues. » La traduction des ouvrages étrangers est aujourd’hui une industrie comme le commerce de l’indigo, du coton ou du colza ; elle a ses commis-voyageurs, ses maisons de correspondance, ses entrepôts ; elle soumissionne pour l’exploitation d’un roman de Vienne ou d’Édimbourg, comme Ouvrard ou Séguin pour les fourrages et les chaussures de l’armée. On ne ferait pas copier lisiblement une liasse de factures ou une correspondance pour le prix attribué aux traducteurs. Qu’ils ignorent ou qu’ils sachent, peu importe. Le libraire va d’abord au meilleur marché ! la besogne se découpe et se partage, et le malheureux auteur, livré comme les prisonniers romains, dentibus ferarum, devient ce qu’il peut ; le plus souvent il y perd un membre ou deux, quelquefois même, comme les matrones de la ville éternelle ne sont pas là pour demander grâce et lever le pouce, il expire au milieu d’horribles convulsions. Un jour, c’est un membre de l’Institut qui dépèce Aristophane, et qui, dans la lecture naïve d’un latin mal imprimé, prend un manteau pour une courtisane. Le lendemain, c’est un interprète qui met son esprit à la place du texte, qui oublie le dauphin de la fable, et donne l’étymologie anglaise d’un mot qui n’a jamais existé que dans le latin universitaire.

Il faut donc que le public, instruit par les révélations et les vives réprimandes de la critique, fasse une fois justice de ces scandaleuses spéculations ; qu’il renvoie aux écoles de langue et de grammaire ces forbans littéraires qui naviguent sans lettres de marque ; il faut tuer ces vers qui se logent au cœur des plus beaux fruits pour les ronger ; il faut dessécher cette nouvelle mer morte qui réduit en cendres les plus riches campagnes.

Par malheur la critique est trop souvent complice de ces gaspillages ; elle répugne à publier les secrets d’une industrie dont elle-même a tiré profit. Les exemples abondent ; je choisis celui que j’ai sous la main. Les amis de M. Amédée Pichot, dont M. Paulin Paris a relevé plus d’une fois les étranges bévues, indiquent à plusieurs reprises, et toutes les fois que l’occasion s’en présente, son voyage histo-