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— Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble au billet de faire-part d’un mariage. Venez vous reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle ?

Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu’en fumant ma pipe, je la regardais toujours comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens en les humant comme font des yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup… Cela me mit de mauvaise humeur ; je pris mon habit et je l’accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l’heure ni la chienne de lettre.

J’allai achever ma pipe sur le pont. J’y restai jusqu’à la nuit.

Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent arrière, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j’aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l’horizon, large comme un soleil ; la mer la coupait en deux et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamans. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L’officier de quart et les matelots ne disaient rien, et regardaient comme moi l’ombre du brick sur l’eau. J’étais content de ne rien entendre. J’aime le silence et l’ordre, moi. J’avais défendu tous les bruits et tous les feux. J’entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite ; mais comme c’était chez mes petits déportés, je voulus m’assurer de ce qu’on faisait avant de me fâcher. Je n’eus que la peine de me baisser, je pus voir par le grand panneau dans la petite chambre, et je regardai.

La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l’éclairait. Elle était en chemise, je voyais d’en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis : bah ! un vieux soldat, qu’est-ce que ça fait ? et je restai à voir.

Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut, comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d’une Madeleine.