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REVUE. — CHRONIQUE.

dire. Entre le public et le poète, il y a contrat désormais ; il est notoire qu’ils peuvent marcher et qu’ils marcheront ensemble. Quand Lucrèce Borgia n’aurait tranché d’autre question que celle-ci : « M. Victor Hugo est-il ou n’est-il point capable de drame au point de vue du public ? » ce serait un pas immense de gagné. La polémique a dû changer de terrein, à partir de ce soir-là. La seule question qu’elle ait à poser est dorénavant celle-ci : « M. Hugo a-t-il raison d’inculquer au public, et le public a-t-il raison d’accepter intégralement cette espèce particulière de drame ? » À ne juger Lucrèce Borgia que par les résultats extérieurs, on voit donc à quel point c’est un avancement pour M. Victor Hugo. Une fois son drame accepté, applaudi, autorisé, le poète est bien plus à l’aise pour en modifier, en assouplir l’esprit et les formes ; il lui est plus facile de se relâcher quand il a vaincu, que quand il lutte ; or, ce qu’on demande surtout à M. Hugo, c’est quelque relâchement dans la force, ou, suivant l’expression classique consacrée, quelque pitié dans l’horreur. L’âge, la maturité et le triomphe aussi y aidant, j’ai, tout espoir que ces tempéramens viendront d’eux-mêmes.

Mais c’est un spectacle trop grandiose et trop rare en ce temps-ci pour ne pas l’admirer et s’incliner d’abord devant, dût-on argumenter et analyser ensuite, que cette trempe de caractère poétique, cette vaillance presque fabuleuse dans l’art qui, depuis tantôt douze ans, combat, construit et conquiert. Où cela s’arrêtera-t-il ? quel effet produiront de loin pour la postérité ces efforts inouis et ces œuvres altières qui s’accumulent ? voilà des questions que personne ne peut s’empêcher de s’adresser à soi-même, avec un sentiment intime de respect pour le poète de génie qui les suscite.

Avant de quitter Lucrèce, rendons hommage à l’actrice qui l’a si tragiquement réalisée : mademoiselle Georges, sans déroger à l’idéal effrayant, au diadème de bronze qui couronne ce rôle d’horreur, a trouvé des accens de nature, des cris de passion familière, la vérité dans la majesté.

Un succès dramatique que nous enregistrons avec plaisir est celui des Malheurs d’un amant heureux, comédie-vaudeville qui rappelle le meilleur temps du Gymnase et la meilleure manière de M. Scribe. Des scènes vraies, habiles, du comique de situation, des détails fins et de jolis mots en abondance, des endroits mêmes d’un pathétique assez naturel, tout cela monté à merveille et joué avec ensemble, remplit délicieusement deux heures de soirée, et ne laisse pas jour à la critique qui s’endort sur une agréable impression. Je me permettrai seulement de rappeler à M. Scribe, pour l’acquit de ma conscience (car il le sait aussi bien que moi), que de notre temps, dans le monde, la profession d’homme à bonnes fortunes n’est pas si essen-