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cet homme, qui venait de jeter, sans s’en douter, un si amer argument dans le bassin inégal de la justice humaine. Au milieu de ces montagnes, dans ces Alpes, dans ce pays des hautes neiges, des aigles et de la liberté, se plaidait donc aussi, sans espoir de le gagner, ce grand procès de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent. — Là aussi, il y avait des hommes dressés, comme les cormorans et les chiens de chasse, à rapporter à leurs maîtres le poisson et le gibier, en échange duquel on leur donnait un morceau de pain. — C’était bien bizarre, car qui empêchait ces hommes de pêcher et de chasser pour eux ? — L’habitude d’obéir… C’est dans les hommes même qu’elle veut faire libres, que la liberté trouve ses plus grands obstacles.

Pendant ce temps, Maurice, qui ne se doutait guère à quelles réflexions m’avait conduit sa réponse, était descendu dans l’eau jusqu’à la ceinture, et commençait une pêche dont je n’avais aucune idée, et que j’aurais peine à croire possible, si je ne l’avais pas vue. Je compris alors à quoi lui servaient les instrumens dont je l’avais vu s’armer, au lieu de ligne ou de filet.

En effet, cette lanterne avec son long tuyau était destinée à explorer le fond du torrent, tandis que le haut du conduit, sortant de l’eau, laissait pénétrer dans l’intérieur du globe la quantité d’air suffisante à l’alimentation de la lumière. De cette manière, le lit de la rivière se trouvait éclairé circulairement d’une grande lueur trouble et blafarde, qui allait s’affaiblissant au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de son centre lumineux. Les truites qui se trouvaient dans le cercle qu’embrassait cette lueur, ne tardaient pas à s’approcher du globe, comme font les papillons et les chauves-souris attirés par la lumière, se heurtant à la lanterne, et tournaient tout autour. Alors Maurice levait doucement la main gauche qui tenait le falot ; les étranges phalènes, fascinés par la lumière, la suivaient dans son mouvement d’ascension ; puis dès que la truite paraissait à fleur d’eau, sa main droite, armée de la serpe, frappait le poisson à la tête, et toujours si adroitement, qu’étourdi par la violence du coup, il tombait au fond de l’eau, pour reparaître bientôt mort et sanglant, et passait dans le sac suspendu au cou de Maurice comme une carnassière.

J’étais stupéfait : cette intelligence supérieure, dont j’étais si fier,