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LUCRÈCE BORGIA.

mes d’Euripide, à la manière de l’inflexible Eschyle, le vice effronté, qui espérait se régénérer par l’amour, sera châtié providentiellement : la mère sera poignardée par son fils.

Je ne veux pas le nier, il y a dans l’architecture de ces idées une singulière puissance. Pour manier ainsi l’humanité, il faut un gantelet de fer ; pour descendre aussi avant dans les replis de la conscience, pour fouiller sans frémir dans les souillures immondes de ce cœur de courtisane et d’empoisonneuse, il faut un œil perçant et hardi.

Mais à quelles conditions le poète pourra-t-il bâtir sur ces premiers fondemens un édifice majestueux et solide, qui frappe le voyageur d’admiration et résiste aux orages ? Ne devra-t-il pas respecter religieusement le plan qu’il a tracé ? Pourra-t-il impunément méconnaître et violer les lois qu’il a promulguées ? Comme les prêtres de la vieille Rome, c’est dans le sang de la victime palpitante qu’il a cherché l’énigme de la destinée humaine ; lui sera-t-il permis d’oublier tout à coup le but du sacrifice ? Pourra-t-il, au gré de son caprice, effacer de son œuvre l’humanité qui doit servir de ciment à toutes les pierres de son temple ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je lui conteste le droit de traiter la donnée qu’il a choisie comme s’il était seul capable de savoir ce qu’elle contient, comme si notre raison ne pouvait deviner les conséquences qu’il en doit déduire, les développemens qu’il en doit exprimer. Le génie seul du poète a reçu de Dieu la faculté de traduire, sous une forme populaire et vivante, les trésors de sa pensée ; mais la réflexion patiente, c’est-à-dire la critique éclairée, ne peut, sans manquer à ses devoirs, négliger de demander compte à l’inventeur, à l’artiste, de la mise en œuvre, et, j’oserai dire, de l’administration de ses idées. L’imagination, toute libre qu’elle soit, malgré la légitimité de son indépendance, ne peut se soustraire au contrôle de la raison. C’est au poète de marcher, c’est au philosophe de décider s’il a touché le but. C’est le poète qui livre la bataille, c’est le philosophe qui enregistre la victoire ou la défaite ; à chacun sa tâche : au guerrier, si grand qu’il soit, l’historien sévère ne manque pas ; car le poète, comme l’ombre des rois de Memphis, doit subir une dernière épreuve, avant de monter au rang des dieux.

Je pense donc que M. Hugo devait demeurer fidèle au caractère