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LUCRÈCE BORGIA.

tableaux. Nous venons d’assister à la quatrième épreuve, me suis-je trompé ? L’évènement est-il venu démentir mes prophéties ?

J’ai dit que, pour réussir sur la scène, M. Hugo devait briser violemment ses habitudes lyriques, et voici que Lucrèce Borgia vient d’obtenir un succès incontestable, d’admiration ou de stupeur, nous le verrons plus tard. Est-ce que le poète a brisé ses habitudes ? J’espère le prouver.

Si cette nouvelle tentative avait échoué comme la dernière, j’aurais peut-être hésité à remettre en question le système dramatique de M. Hugo. J’aurais laissé à l’histoire littéraire, impartiale, désintéressée, à celle qui se fera dans un demi-siècle, la tâche austère de qualifier sans passion la valeur et la durée du nouveau poème. Mais le poète a contre moi l’assentiment public : les avantages de sa position me permettent une entière franchise.

Je professe pour sa persévérance une haute admiration ; après l’étude, la volonté m’a toujours semblé le plus magnifique emploi de l’intelligence. Et pour ceux qui veulent y regarder de près, la vie littéraire, aussi bien que la vie politique, fournit à la volonté de solennelles et périlleuses occasions. N’est-ce rien que d’avoir lutté, de 1822 à 1827, contre l’indifférence et la raillerie des salons de la restauration ; d’avoir conquis, jour par jour, la désertion des enthousiasmes qui semblaient engagés irrévocablement aux strophes sonores et vides de Jean-Baptiste Rousseau et d’Écouchard Lebrun ? N’y a-t-il rien d’honorable et de glorieux dans cette lutte infatigable qui, après avoir assuré au poète le domaine de l’ode, recommence en 1828 pour lui ouvrir la carrière du roman et du théâtre ? Le drame de Cromwell, irréalisable sur la scène, n’a-t-il pas tout le charme d’un défi chevaleresque ? Ce qu’il y avait de hautain dans cette nouvelle bataille, ce n’était pas d’aborder le théâtre, c’était de vouloir introduire l’ode sur la scène. En 1831, le premier, l’unique roman de M. Hugo, Notre-Dame de Paris (car Han d’Islande et Bug Jargal ne sont guère que d’ingénieuses débauches, et le dernier jour d’un Condamné, œuvre puissante de psychologie poétique, ne doit pas être envisagé comme un récit), cette personnification architectonique du xve siècle, renouvelait, pour l’épopée familière et domestique, la seule peut-être que l’Europe puisse accepter et applaudir, la même audace et la même obstination.