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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

pour y parler, et il s’en allait chaque jour à cette tribune combattre les projets du consul. Il parvint ainsi à y faire rejeter deux projets de loi, et à rendre un peu plus constitutionnelle, par des amendemens, celle qui concernait les justices de paix, et qui anéantissait, en quelque sorte, la liberté individuelle. Le premier consul eut ce jour-là une de ces fureurs qui lui survinrent depuis si souvent, et dans une audience qu’il donna au sénat, il s’écria en déchirant avec colère, de l’éperon de sa botte, le tapis qu’il foulait : Ils sont là-bas au Tribunat douze à quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur mes habits, mais je la secouerai ! Il ne faut pas qu’ils se figurent que je me laisserai attaquer comme Louisj xvi ! »

Qu’il soit vrai ou non que Louis xvi se soit laissé attaquer par les métaphysiciens, comme Bonaparte nommait les amis d’une liberté sage, toujours est-il certain que, dès ce moment, celui-ci travailla à s’en débarrasser. Sa haine contre eux, et particulièrement contre Benjamin Constant, s’augmenta encore terriblement à l’occasion d’une séance du Tribunat, où l’on contesta au gouvernement le droit de donner aux citoyens français le nom de sujets. C’est là que Chénier s’écria avec noblesse : « Nos armées ont combattu pendant dix ans pour que nous fussions citoyens, et nous sommes devenus des sujets ! » Constant ne tonna pas avec moins d’ardeur contre cette qualification servile, et il se mêla très vivement à cette discussion, dans laquelle il se serait trouvé engagé de nouveau, tout récemment, si le ciel, quelquefois clément, ne l’eût dispensé de traîner ses vieux jours dans nos temps de liberté chancelante et douteuse.

La constitution de l’an viii devait peu convenir à un esprit tel que celui de Benjamin Constant. Un homme d’action et de parole, préoccupé du désir de briller et de faire de l’effet, comme il l’était depuis qu’il s’était attaché à madame de Staël, devait se trouver mal à l’aise dans cet établissement mixte, qui était une république entourée d’institutions monarchiques, c’est-à-dire une monarchie qu’on avait essayé de dissimuler sous les formes républicaines. Quel rôle que celui de tribun, et de tribun éloquent, dans un état où le pouvoir exécutif avait seul le droit de proposer les lois et d’agir, et où ce pouvoir était concentré dans une seule main