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REVUE DES DEUX MONDES.

S’abandonne sans peine à la musique folle,
Et la rame à la main, doucement se console :
Alors penchant la tête et pour mieux écouter,
Vous regardez les flots qui viennent de chanter ;
Puis passe la gondole, et sur les vagues brunes,
Son flambeau luit et meurt au milieu des lagunes,
Et vous, toujours tourné vers le point lumineux,
Le cœur toujours rempli de ces chants savoureux
Qui surnagent encor sur la vague aplanie,
Vous demandez quelle est cette lente harmonie ;
Et vers quels bords lointains fuit ce concert charmant ?
Alors, quelque passant vous répond tristement :
Ce sont des habitans des lieux froids de l’Europe,
De pâles étrangers que la brume enveloppe,
Qui, sans amour chez eux, à grands frais viennent voir
Si Venise en répand sur ses ondes le soir.
Or, ces hommes sans cœur, comme gens sans famille,
Ont acheté le corps d’une humble et belle fille,
Et pour chauffer l’orgie, avec quelques deniers,
Ils font chanter le Tasse aux pauvres gondoliers.


Oh ! profanation des choses les plus saintes,
Éternel aliment de soupirs et de plaintes !
Insulte aux plus beaux dons que la Divinité
Ait, dans un jour heureux, faits à l’humanité !
Ô limpides fragmens du divin diadème !
Vous, que le grand poète a détachés lui-même
Pour consoler la terre, et dans vos saints reflets,
Lui montrer la splendeur des célestes palais !