Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 8.djvu/741

Cette page a été validée par deux contributeurs.
731
LES BAINS DE LUCQUES.

et, s’il a interrogé le premier laurier qui s’est trouvé sur sa route, il doit savoir maintenant qui je suis !

Il était déjà nuit quand j’atteignis la ville de Lucques.

Comme elle me parut changée ! La semaine précédente, lorsqu’en plein jour je parcourais ses rues retentissantes et vides, je me croyais dans une de ces villes maudites dont racontent les nourrices. La nuit alors était silencieuse comme une tombe ; tout était mort et éteint ; l’éclat du soleil se jouait sur les toits comme le clinquant dont on pare ici la tête des cadavres ; çà et là du toit de quelque masure en ruines tombaient des longs festons de lierre ; la ville semblait le spectre d’une ville, un revenant de pierre attardé, qui rentre le matin dans sa fosse. Long-temps je cherchai les traces d’un être animé. Je me souviens seulement d’un mendiant qui sommeillait, la main ouverte, sur les marches du Palazzo-Vecchio. Je me souviens aussi d’avoir vu, à la fenêtre d’une petite maison enfumée, un moine dont le cou bruni et la tête luisante passaient dessous sa robe brune, et derrière lequel on apercevait une femme au sein nu et arrondi ; par la porte entr’ouverte, je vis un jeune homme en costume d’abbé, portant une bouteille de paille au large ventre ; et les souvenirs joyeux des Nouvelles de Boccace s’agitèrent dans ma mémoire.

Huit jours plus tard, quel aspect différent ! Des milliers de lumières éblouissaient mes yeux, des flots de peuple inondaient toutes les rues. Le peuple mort de cette ville déserte était-il donc sorti de ses tombeaux, pour imiter la vie dans ses pratiques les plus folles ? Les hautes et tristes maisons étaient décorées de lampions ; des tapis bariolés paraient toutes les fenêtres, les murs gris et lézardés étaient couverts de fleurs, et partout apparaissaient de rians visages de jeunes filles, si frais, si florissans, qu’on voyait bien que c’était la vie elle-même qui venait célébrer ses noces avec la mort, et qui avait invité la beauté et la jeunesse. Oui, c’était un jour ou une nuit des morts ; je ne sais comment le calendrier la nomme, mais on célébrait sans doute l’anniversaire de quelque patient martyr, car je vis un saint crâne porté révérencieusement, et en outre quelques ossemens de fête, ornés de fleurs et de pierreries, et promenés au son d’une musique d’hyménée. Une belle procession vraiment !

En avant marchaient les capucins qui se distinguaient des autres novices par leur longue barbe, dignes sapeurs de l’armée de la foi ; puis les capucins sans barbe, puis des frocs d’autres couleurs, noirs, blancs, jaunes, panachés ; bref, toute la garde-robe monacale. Après les moines venaient les prêtres en chemises blanches sur leurs culottes noires ; derrière eux les ecclésiastiques de distinction, vêtus de soie avec des bonnets