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faisait les pantomimes les plus tendres, posait mille fois les extrémités de ses doigts sur son cœur, semblait en tirer les sentimens les plus vifs en y appuyant sa main, se jetait ensuite avec abandon sur le sofa, le visage caché dans les coussins, élevait ses deux pieds en l’air, et les faisait agir comme des marionnettes. Le pied chaussé de bleu représentait l’abbé Cecco, et, le rouge, la pauvre Francesca. Parodiant sa propre histoire, elle faisait prendre aux deux pieds amoureux congé l’un de l’autre ; et c’était un piteux spectacle, un spectacle à mourir de rire et à mourir à force de pleurer, que celui de ces deux pieds qui s’embrassaient en se disant les choses du monde les plus touchantes. — La folle Francesca versait alors, à fendre l’ame, des larmes qui, sans qu’elle s’y attendît, lui venaient plus profondément du cœur que ne l’exigeait le rôle. Elle faisait aussi tenir un long discours à l’abbate Cecco, dans lequel il vantait en métaphores pédantesques la beauté de la pauvre Francesca, et la manière dont elle y répondait avec le ton sentimental d’un temps antérieur, avait quelque chose de dramatique et de douloureux, qui m’agitait singulièrement. — Adieu, Cecco ! Adieu, Francesca ! était le refrain éternel. Les deux chers petits pieds amoureux ne voulaient pas se quitter, et j’éprouvai de la joie, lorsqu’un destin inexorable finit par les séparer ; car un doux pressentiment me disait que c’eût été un grand malheur pour moi, si ces deux amans fussent restés éternellement unis.

Le professeur applaudissait grotesquement par toutes sortes de sons de guitare désordonnés, la signora fredonnait, le petit chien aboyait, et le marquis et moi nous battions des mains comme des forcenés. La signora Francesca, se relevant, s’inclina avec reconnaissance.

— C’est vraiment une belle comédie, me dit-elle ; mais il y a bien long temps qu’elle a été jouée pour la première fois, et moi-même je suis un peu vieille. Devinez mon âge !

Elle n’attendit pas ma réponse, et me dit vivement : dix-huit ans. — À ces mots, elle tourna pendant plus d’une minute sur un seul pied. — Et quel âge avez-vous, Dottore ?

— Ah ! signora, je suis né dans la nuit du nouvel an de 1800.

— Je vous avais déjà dit que c’est un des premiers hommes de notre siècle, dit finement le marquis.

La signora Laetizia voulut aussi nous parler de son âge. Elle nous raconta son début dans le rôle d’Ariadne, sur lequel, comme je l’appris plus tard, elle revenait très-souvent. Le poète fut alors forcé de déclamer le morceau qu’il avait fait jadis pour elle dans cette circonstance. C’était un fort bon morceau de poésie, plein de deuil et de douleur sur la déloyauté de Thésée, d’enivrement aveugle pour Bacchus, où la beauté et