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tête pendante entre les deux barreaux de l’arrière, je marquai cette longue route d’une trace de sang qui rougissait la neige. À Bourges, je fus logé, par billet de logement, chez M. le comte de Grandmaison, ancien garde du corps de Louis xvi, où je reçus la plus touchante hospitalité, bien que nos opinions différassent beaucoup. J’aime à donner ici un souvenir de reconnaissance à ce couple de vieillards indulgens et empressés. Je regrette de ne pas me rappeler le nom d’un chaudronnier de Tours, qui me reçut avec une cordialité qui prouvait ses sympathies, non pas pour moi qu’il ne connaissait point, mais pour l’armée dont il voyait passer depuis quel temps les débris. Je fus soigné dans cette maison d’artisan aussi bien que j’aurais pu l’être dans l’hôtel d’un riche. J’eus pour garde-malades les trois filles du chaudronnier, aimables et jolies personnes, qui traitèrent l’étranger en frère. Elles n’avaient jamais quitté la Touraine, et tout leur bonheur était d’entendre parler de Paris qu’elles se mouraient d’envie de voir, et de la mer dont la seule pensée leur faisait une peur incroyable. Je leur racontai l’empereur, Paris, la cour, Louis xviii, la mer, la tempête, le calme, le naufrage, et cela avec cette gaîté, cette chaleur, cet enthousiasme, cette verve de raillerie, cette poésie qu’on a au cœur et dans la voix, lorsqu’on est jeune et qu’on éprouve le besoin de plaire. Plaire par des récits qui trouvaient un si charmant auditoire, était tout ce qu’espérait et pouvait l’aspirant malade. Je n’étais pas riche, et il m’était bien cruel de ne pouvoir, en partant, laisser à chacune de ces enfans si obligeantes un de ces petits présens qui sont plutôt une date dans la vie de celui qui les reçoit, qu’une valeur attachée à un service ; je le leur dis naturellement, et forcé de prendre en plaisanterie une chose qui me paraissait sérieusement fâcheuse, je leur demandai si elles avaient jamais mis à la loterie ? — « Non, et nous n’avons pas envie d’y mettre. — Mais si vous étiez sûres d’y gagner ? — Est-ce qu’on est jamais sûr du hasard ? — Si je vous donnais des numéros, vous gagneriez. — Quelle folie ! — Voulez-vous des numéros ? les mettrez-vous ? — Donnez toujours, et si nous ne les mettons pas, nous verrons au moins si votre pressentiment était bon. — J’écrivis trois numéros, le chiffre de mon âge, celui du jour de mon départ,