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il prenait les eaux. Je m’y rendis. Cet établissement était tenu par un de nos parens, M. Jailly. Lorsque je descendis de cheval, mon père et son cousin vinrent à moi d’un air contraint auquel je ne concevais rien. Cela m’inquiétait ; je leur demandai la raison de cet embarras qui me paraissait si peu naturel après une longue séparation. Après bien des précautions oratoires, bien des recommandations discrètes, mon père me dit : « — Il y a ici une personne qui a intérêt à n’être pas connue, apparemment ; elle est à Saint-Alban sous le nom du comte de Neubourg ; peut-être la reconnaîtras-tu, mais n’en fais pas semblant. Tu entends bien ! cela importe beaucoup. » Je n’eus pas de peine à promettre de respecter un incognito qui me paraissait, au surplus, sans aucun intérêt pour ma curiosité. On sonna le dîner, et je vis tous les pensionnaires revenir du jardin à la maison. Parmi eux, je remarquai, un livre à la main, seul et dans une allée tournante, un homme grand, enveloppé dans une longue redingote blanche, une toque de velours sur la tête. Je le reconnus tout de suite. C’était le maréchal Ney que j’avais vu souvent. Mon père me regardait avec inquiétude ; il s’aperçut que je savais le secret du prétendu comte de Neubourg, et, pendant tout le dîner, il veilla sur ma langue dont il redoutait quelque écart. Quand le repas fut fini, le maréchal reprit sa promenade et sa lecture. — Il lisait le Mérite des Femmes, de Legouvé ; je vois encore le volume entre ses mains. — Je pris à part mon père et M. Jailly, pour leur demander conseil sur ce que je devais faire ; car le hasard m’amenait à Saint-Alban pour rendre un service au maréchal Ney. « — Votre comte de Neubourg, je le connais. — Eh bien ! — Il faut que je lui parle. — Que tu lui parles, et pourquoi ? — Voici pourquoi. La veille de mon départ, j’ai rencontré dans un salon un homme qui a des relations avec la cour ; cet homme n’a pas voulu me tromper, j’en suis persuadé. Il est royaliste, et d’autant plus dévoué aux Bourbons, qu’il est sans naissance et qu’il veut faire un chemin rapide. Mais son dévouement n’exclut pas la générosité. Il a surpris aux courtisans une liste de proscription qui doit être publiée bientôt à Paris. « Vous partez, m’a-t-il dit, voici une liste de noms d’hommes qui seront proscrits avant