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jamais sans terreur. On a rapporté que le jaguar aboyait en donnant, la nuit, la chasse aux autres animaux ; mais jamais je n’ai eu connaissance de ce double fait, et je le regarde comme très-douteux.

Nulle part le jaguar n’est plus commun qu’à Montevidéo, Buenos-Ayres, et le long du Parana, jusqu’au Paraguay inclusivement. D’Azzara rapporte que dans le siècle dernier, après l’expulsion des jésuites, on en tuait deux mille par an ; en 1800, ce nombre était réduit à mille, et aujourd’hui on peut estimer à quatre cents le nombre des peaux qui paraissent annuellement sur le marché de Buenos-Ayres. L’état officiel des exportations de cette ville, pour 1831, n’en porte que cinquante-trois ; mais il faut observer que ces peaux étant plutôt un objet de curiosité que de commerce régulier, sortent presque toutes une à une du pays sans payer de droits. En 1825, lors de la grande inondation du Parana qui couvrit ses îles et ses rivages à une hauteur extraordinaire, il périt une quantité considérable de jaguars, qui furent noyés, ou qui, ayant passé à la nage de l’Entre-Rios sur le rivage opposé de Buenos-Ayres, furent, pour la plupart, tués par les habitans. Un grand nombre grimpèrent sur les arbres, et y restèrent sans prendre de nourriture jusqu’à ce que la baisse du fleuve leur permît d’en descendre. Les bâtimens qui remontaient le Parana à cette époque en voyaient à chaque instant qui étaient juchés sur les branches, et qui paraissaient d’une maigreur extrême. Malgré cet événement, l’espèce n’a pas diminué d’une manière sensible, et les forêts marécageuses de l’Entre-Rios, entre le Parana et l’Uruguay, en sont infestées comme auparavant. Les montaraz[1] qui les habitent sont sans cesse exposés aux attaques de ces animaux ; mais telle est la puissance de l’habitude, qu’ils ne prêtent qu’une faible attenlinn à ce danger. On raconte d’eux à ce sujet des traits inouis d’audace, dont je ne citerai qu’un seul, ayant connu son auteur, qui le rendait très-croyable par sa constitution athlétique et la force extraordinaire dont il était doué. Cet homme s’étant un jour enfoncé dans le bois, loin de ses compagnons, tomba subitement sur un jaguar étendu au pied d’un arbre, à la manière des chats. En pareil cas, s’enfuir ou pousser des cris, c’est s’exposer à une mort inévitable : le montaraz resta immobile, les yeux fixés sur ceux de l’animal, qui remuait doucement la queue, et qui se leva lentement en venant à lui. N’étant sans doute pas pressé par la faim, et voulant jouer avec sa victime avant de la tuer, il se dressa à moitié

  1. On appelle ainsi les bûcherons qui coupent du bois pour la consommation de Buenos-Ayres. Ce mot vient de monte, bois.