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MŒURS DES AMÉRICAINS.

un solo, sa divinité n’aurait pas produit une plus violente sensation. Cependant l’étonnement et l’admiration ne furent pas les seuls sentimens que nos deux artistes excitèrent ; l’horreur et l’effroi s’y joignirent à un degré presqu’égal. Personne que je sache n’hésitait à reconnaître en elles d’admirables danseuses, mais tout le monde convenait avec la même unanimité, que jamais la morale des états de l’ouest ne se relèverait du coup que ces fatales Syrênes venaient de lui porter. Lorsqu’on me demanda si j’avais vu de ma vie chose si horrible, je ne sus que répondre, car nos danseuses avaient pris tous les soins imaginables pour ne point choquer, soit dans leur mise soit dans leur danse, le goût susceptible des Américains. Mais Virginie dans sa plus transparente toilette, ou Taglioni dans ses pirouettes les plus hardies, n’auraient pas excité une plus grande réprobation. Les dames abandonnèrent entièrement le théâtre, les hommes murmuraient et détournaient la tête lorsqu’il était question de ce scandale ; le clergé dénonça les malheureuses du haut de la chaire ; et si on les nommait dans les meetings, ce n’était que pour exprimer la profonde horreur qu’elles inspiraient. Quant à moi, je me demandais si la vertu était une plante qui croît dans un pays sous une certaine forme et qui fleurit ailleurs sous une autre ? Quels misérables pécheurs nous sommes, si les Américains de l’ouest ont raison ! En vérité, c’est une question bien embarrassante.

« Mais ce ne fut pas le seul point sur lequel je trouvai mes idées du bien et du mal entièrement confondues ; chaque jour m’apprenait que des actions qu’on m’avait enseigné à considérer comme aussi légitimes que celle de boire et de manger, excitaient l’horreur des personnes qui m’entouraient ; une foule de mots que j’avais toujours prononcés sans le moindre scrupule m’étaient interdits, et je devais y substituer les périphrases les plus étranges. Il me paraît, je l’avoue, que malgré une certaine pruderie de mœurs qui surpasse de beaucoup celle des Scribes et des Pharisiens, l’imagination des Américains s’enflamme avec une alarmante facilité ; je pourrais citer beaucoup d’anecdotes, je me bornerai à un petit nombre :

« Un jeune Allemand, parfaitement bien élevé, vint un jour me trouver ; il était au désespoir ; il avait, sans le vouloir, offensé une des principales familles du voisinage ; et son crime était d’avoir, devant les dames, imprudemment prononcé le mot de corset. Par amitié pour lui, une vieille dame lui avait révélé la cause de la froideur avec laquelle il était reçu depuis ce malheureux jour ; elle l’avait fortement engagé à présenter ses excuses ; il me dit qu’il ne demandait pas mieux, mais qu’il se sentait très-embarrassé, et il me pria de lui donner mon avis sur la manière dont il devait s’y prendre.