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imbécillité ou trahison. Cette philanthropie de tête est l’abâtardissement le plus complet des peuples. Nous ne pouvons pas aimer les Anglais ; non : ni les Hollandais, ni les Russes ; pourquoi ? Parce qu’ils boivent de la bière et que nous buvons du vin ; parce qu’ils sont blonds et que nous sommes bruns ; parce qu’ils vivent dans la fumée et le froid et que nous existons sous un beau ciel ; parce qu’ils hennissent et que nous parlons. Ces raisons vous semblent-elles frivoles ? Donnez-m’en de meilleures. Et si nous devons être amis, selon vous, avec les Russes ou les Anglais, apprenez-moi pourquoi nous ne l’avons jamais été.

Scipion avait cette haine ; il haïssait l’Anglais comme on hait une tache noire sur du blanc ; par instinct. Haine qu’on boit avec le lait et qu’on rend avec son âme. Tout ce qui lui paraissait mauvais, il le qualifiait d’anglais.

Lui, et une vingtaine de vieux invalides et damnés corsaires comme lui, s’étaient réfugiés à bord de l’Alcyon ; du quai et des deux rives, on les voyait tout le jour, se promenant la pipe à la bouche, sur le pont de ce qu’ils appelaient leur maison, ou braquant la lunette d’approche sur tous les points de l’horizon, afin d’être les premiers à signaler quelque corsaire ramenant au port une bonne capture sur les Anglais.

— Conçoit-on, disait le vieux Scipion à ses compagnons, que la ville soit pourvue en tabac, en sucre, en café, en toiles, en indiennes, absolument comme en pleine paix, quand il y a déjà bien des semaines que pas une ancre amie n’a remué le fond du bassin ?

On lui répondait :

— C’est que nous sommes trahis, c’est que nous sommes vendus. Apprenez, maître Scipion, si vous ne le savez mieux que nous, que chaque nuit, et à notre barbe, on débarque sur la grève des cargaisons entières, malgré les sabres de la douane, malgré les fusils des garde-côtes.

— Vrai ! mes amis : le blocus n’est pas respecté, ajoutait un troisième : il n’y a plus de patriotisme. — Ces gueux d’épiciers ne demandent pas mieux que de remplir leurs tonneaux de sucre de la Jamaïque et de café Bourbon ; nos marchands de