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Ahmed avait fui en criminel ; car fuir le seraï, fuir le service du sublime monarque, du distributeur des couronnes, fuir le lieu qu’il habite, le séjour de gloire et de félicité, il n’y avait pas assez de supplices pour punir un crime aussi énorme, ou bien un délire aussi complet. Il se hâta de s’éloigner de Constantinople. La Porte faisait alors la guerre aux Persans, et il se dirigea vers Bagdad, où se trouvait le camp de l’armée ottomane. Il semblait pressentir que c’était la guerre qui devait réaliser ses rêves d’ambition. Il se dépouilla du ton de cour qu’il avait pris au seraï et qui l’aurait infailliblement fait reconnaître ; car Constantinople a aussi son idiome aristocratique, langue privilégiée au milieu de toutes les langues, cette politesse exquise qui révèle partout les grands de la terre. Il oublia tout cela et prit assez habilement le ton arrogant et plein d’insouciance d’un soldat de fortune. Le turban de Tripoli mis de côté, les pistolets et l’yatagan à la ceinture, la pipe raccourcie pour le voyage et la mandoline au fil d’archal, un petit cheval d’Anatolie, c’est avec cet équipage qu’il arriva à Damas.

Noble et sainte ville que Damas ! Un pacha y règne en tremblant. Les kawas ne traversent pas ses rues avec insolence. Elle n’accepte du despotisme que ce qui lui plaît ; elle compose avec lui et le supporte, s’il est fidèle au traité, et le brise aussitôt qu’il s’en écarte. Puis c’est le rendez-vous des pèlerins, c’est la ville qui conduit à la Mecque, et elle ne semble respecter son pacha que parce qu’il a le titre de prince du pèlerinage. Ahmed attendit quelques jours le départ de la caravane de Bagdad. C’est une armée que cette caravane quand elle marche, c’est une ville dans le désert quand elle s’arrête. Sa route est comme celle d’une flotte immense ; car il lui faut aussi louvoyer avant d’arriver au but. Les sources se trouvent rarement sur une ligne directe ; alors elle tire des bordées pour les trouver, tout en cherchant à se rapprocher de Bagdad ; longue et pénible navigation ! car c’en est une ; le désert semble vous isoler plus encore que la mer, cet horizon de sable qui vous entoure est plus triste que l’horizon des flots. Le sable est plus monotone : il est immobile. Les flots s’agitent au-