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ce que je veux dire, et j’en citerai ici quelques-uns. Dans un roman de Chrétien de Troyes, intitulé Alexandre, et qui, sans être précisément de la Table ronde, est tout-à-fait dans le style de ceux-ci, j’ai noté un passage qui m’a paru très propre à donner une idée du ton et du caractère de la narration de ces romans. Je vous le citerai donc textuellement et sans défiance, bien que le sujet en soit un peu hasardeux. — Voici de quoi il s’agit :

Une princesse, dont j’ai oublié le nom, la fille d’un empereur, doit épouser je ne sais quel autre empereur, dont elle aime éperdument le neveu : aussi sa désolation est-elle grande. Elle pâlit, maigrit et se désespère à l’approche d’un malheur qu’elle ne peut empêcher. La nourrice de la princesse, qui l’aime tendrement et qui souffre de la voir ainsi dépérir d’un chagrin caché, lui en demande la cause avec tant d’instances, qu’elle en obtient la confidence complète.

Tessala (ainsi se nomme cette nourrice) est une habile magicienne : elle rassure la princesse et lui propose un expédient, grâce auquel son inévitable mariage n’aura, pour elle, aucune des conséquences qu’elle redoute. Elle sait composer un breuvage magique d’une singulière vertu. Tout homme qui en a bu ne peut se trouver à côté de la femme qu’il aime, sans s’endormir aussitôt d’un sommeil irrésistible, durant lequel il éprouve en rêve les mêmes désirs et les mêmes sensations qu’il éprouverait éveillé. Moyennant cette assurance, la princesse consent à épouser l’empereur. Le mariage se conclut, la noce se célèbre, et le moment vient de faire l’épreuve du magique breuvage. L’empereur, qui l’a trouvé délicieux, en a bu largement, sans se douter de ce qu’il faisait. — Ici va parler Chrétien de Troyes, et je le laisse parler sa langue, sauf à en expliquer les mots les plus obscurs :

« Quant ore fu daler jesir (se coucher),
« L’empereur si com il duit (il dût),
« Avec sa femme vint la nuit.
« Si com il duit ai-je menti,
« Qu’il ne la toucha, ne senti ;