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fuyait devant elle dans la baie, venant au mouillage en face de la ville. Figurez-vous un oiseau de proie qui, las de fendre l’air, se pose en ployant ses ailes fatiguées ; ainsi le léger bâtiment serra ses voiles quand il eut pris son poste au milieu de ses frères de la mer. C’était un négrier, la Flor do Brazil, revenant de Benguela, et à son huitième voyage. Son pont était couvert d’esclaves qui faisaient plaisir à voir, tant ils étaient bien préparés pour le marché, la tête rasée en entier sauf une belle touffe sur le haut du front, le corps frotté d’huile et luisant comme de l’ébène polie. Ce n’était pas une de ces cargaisons de rebut comme on en voit tant, qui ne laissent que de la perte aux armateurs ; aussi les oisifs de la place du palais de l’empereur, hommes de commerce et d’expérience, estimaient celle-ci à deux cents contos de reis, au cours du jour. Les plus habiles même secouaient la tête d’un air sage, murmurant tout bas qu’elle produirait certainement davantage, car il était notoire que les nègres devaient hausser chaque jour depuis que les philanthropes de l’Europe avaient obtenu la cessation prochaine de la traite : d’ailleurs, il n’y en avait plus que deux mille cinq cents au marché.

— Senhor capitan, combien nous en apportez-vous cette fois-ci ? demandèrent-ils à un homme qu’un canot venait de mettre à terre, non un homme, comme vous pourriez le penser, aux formes menaçantes, à figure de jaguar, à la voix rauque comme des brisans, mais chétif, pâle et souffrant.

— Quatre cent soixante, répondit-il.

— En avez-vous jeté beaucoup à la mer ? —

— Presque rien, vingt-cinq ou trente, je crois.

— Vous êtes toujours heureux, senhor capitan ; et de révolte, en avez-vous éprouvé ?

— Une misère ! nous en avons dépêché trois ou quatre, et le reste n’a pas bougé.

Le lendemain j’avais oublié la Flor do Brazil.

Un jour, après l’heure de la sieste, mon nouvel ami Joâo Manoel entra chez moi au moment où je quittais en bâillant mon hamac. « Venez avec moi, me dit-il, nous partons dans huit jours, et