Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 7.djvu/622

Cette page a été validée par deux contributeurs.
618
REVUE DES DEUX MONDES.

« Vous deux, vous n’avez pas de religion, et vous ne serez pas élus ; aussi faut-il vous donner des gâteaux dans ce monde, car il n’y aura pas de table mise pour vous dans le ciel. » Elle avait un peu raison ; j’étais alors très irréligieux, je lisais Thomas Payne, le Système de la nature, l’Indicateur westphalien et Schleiermacher ; je me laissais pousser la barbe et la raison, et je voulais m’en aller parmi les rationalistes. Mais lorsque la belle main passait sur mon front, ma raison s’arrêtait, je me sentais rempli de doux rêves, je croyais entendre chanter des cantiques et je pensais à la petite Véronique.

Madame, vous ne pouvez pas vous figurer combien Véronique paraissait jolie dans ce petit cercueil. Les cierges allumés qui étaient dressés autour d’elle jetaient leur clarté sur son petit visage pâle et souriant, et sur les rosettes de soie rouge et les feuilles de clinquant d’or dont sa petite tête et sa petite chemise mortuaire étaient ornées. La pieuse Ursule m’avait conduit le soir dans cette chambre tranquille, et en voyant ce petit cercueil, les cierges et les fleurs disposés sur la table, je crus d’abord que c’était une belle image de sainte en cire ; mais bientôt, je reconnus cette figure chérie, et je demandai en souriant pourquoi la petite Véronique était si tranquille ? Et Ursule me répondit : « Voilà ce que fait la mort. »

Lorsqu’elle dit : Voilà ce que fait la mort… Mais je ne veux pas conter à présent cette histoire, elle traînerait trop en longueur. Il me faudrait parler d’abord de la pie boiteuse qui sautillait sur la place du château et qui avait plus de huit cents ans, et tout cela me rendrait mélancolique.

Il me prend envie de conter une autre histoire. Elle est fort belle et convient parfaitement à cette place ; car c’est l’histoire que je voulais conter en commençant.


Ce n’était que ténèbres et douleur dans le sein du chevalier. Le dard de la calomnie ne l’avait que trop bien frappé, et comme il traversait la place San Marco, il lui sembla que son cœur allait répandre du sang et se briser. Ses jambes chancelaient de lassitude ; c’était une lourde journée d’été, et la sueur coulait de son front lorsqu’il entra dans la gondole. Il soupira profondément, s’assit machinalement dans la chambre tendue de noir de la gondole, regarda d’un air distrait les vagues molles de la