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HISTOIRE DU TAMBOUR LEGRAND.

de gentilshommes de la chambre, d’échansons, de grands-maîtres de la cour, d’officiers de bouche et de vénerie, comme se nomment tous ces domestiques de distinction, et leurs sous-domestiques s’empressaient derrière leurs chaises, et leur présentaient les assiettes pleines. Moi qui passais inaperçu, j’étais assis tout désœuvré, sans la moindre occupation pour mes mâchoires, pétrissant de la mie de pain et tambourinant des doigts par ennui. Tout-à-coup, à mon grand étonnement, je tambourine la sanglante marche de la guillotine, oubliée depuis long-temps.

— Et qu’arriva-t-il ?

Madame, ces gens ne se laissèrent pas troubler dans leur repas, ne songeant pas que d’autres gens qui n’ont rien à manger pourraient bien se mettre tout-à-coup à tambouriner de ces marches qu’on croit tout-à-fait oubliées.

Est-ce un talent inné en moi que celui du tambour ? ou l’ai-je acquis de bonne heure ? bref, il est dans tous mes membres, dans mes mains, dans mes pieds, et il se fait jour involontairement. Je me souviens du jour où j’entendis à Goëttingue, le professeur Saalfeld qui, dans sa raide mobilité, sautait de côté et d’autre dans sa chaire, et s’échauffait afin de pouvoir injurier chaudement l’empereur Napoléon. — Non, pauvres pieds, je ne puis vous en vouloir, et je ne vous saurais même pas mauvais gré si vous vous étiez exprimés plus énergiquement ; mais avec quelle ardeur on vous entendit tambouriner sur le parquet ! Moi, l’élève de Legrand, pouvais-je entendre injurier l’empereur ! l’empereur ! l’empereur ! le grand empereur !

Dès que je pense au grand empereur, ma mémoire se charge de nuances dorées et vertes comme le printemps, une longue allée de tilleuls s’élève subitement devant moi, sous les branches touffues chantent de joyeux rossignols, une chute d’eau murmure ; sur des parterres arrondis, des fleurs éclatantes courbent d’un air pensif leurs petites têtes ; les tulipes semblent me saluer fièrement dans leur balancement, les lis se penchent d’un air mélancolique, les roses me sourient, la violette soupire ; je suis transporté dans le jardin de la cour à Dusseldorf, où j’étais si souvent couché sur le gazon écoutant attentivement monsieur Legrand, qui me racontait les faits héroïques du grand empereur, et me tambourinait les marches qui avaient accompagné ces faits, si bien que je voyais et que