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ROMANS CHEVALERESQUES.

Ainsi, ces grands romans en prose n’avaient plus rien de populaire. — Les copies en étaient trop dispendieuses pour n’être pas fort rares. Il fallait être pour le moins un riche châtelain, pour se permettre un si grand luxe. D’un autre côté, ces mêmes romans étaient d’une longueur si démesurée, que c’était un événement notable, dans la vie d’un baron grand ou petit, d’en avoir lu un. — Enfin, toutes ces épopées n’étaient, comme toutes celles des époques secondaires, que des amplifications, des paraphrases, des remaniemens des épopées primitives. Mille ouvrages de ce genre et de ce caractère ne contrediraient point la seule chose que j’ai prétendu affirmer : que les premiers romans épiques du moyen âge ont dû être et ont été en vers.

Je ne sais à ce fait qu’une seule exception, dont la singularité lui donne encore plus de saillie. Je ne connais qu’un roman original et même très original, qui ne soit pas, ou du moins ne soit pas tout entier en vers. C’est le petit roman d’Aucassin et Nicolette, composition d’un charme unique en son genre, et dont j’aurai plus tard des motifs de vous entretenir. Je n’en parle ici qu’en passant, et pour signaler une exception piquante à la règle que j’ai voulu établir.

Le fonds, la plus grande partie de l’ouvrage est en prose ; mais il s’y trouve çà et là des morceaux en vers, les uns lyriques, les autres narratifs. Or, il n’y a pas moyen de douter que cette bigarrure, que ce mélange de langage mesuré et de langage libre ne tienne à la forme première de l’ouvrage. De plus, la prose et les vers y sont expressément distingués l’une des autres. Quand on passe de la prose aux vers, on est averti par cette formule : maintenant ou ici l’on chante. Lorsque, au contraire, on revient des vers à la prose, on est averti par ces mots : ici l’on dit, l’on parle, l’on conte. C’est là précisément la manière dont la prose et les vers sont séparés dans les romans arabes populaires, et je ne doute pas que le romancier chrétien n’ait imité les formes de la narration arabe. On ne peut, je le répète, voir dans un fait si particulier, qu’une exception qui confirme plutôt qu’elle ne contrarie ce que j’ai avancé en thèse