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Mais comme vous êtes revenu plusieurs fois à la charge, vous obstinant à votre question : — Où en est la poésie ? la poésie en France, encore ? j’ai pensé que c’était très sérieusement que vous m’interrogiez à ce sujet. J’ai souri quelque peu de votre bonhomie, en vous portant envie toutefois ; puis, comme vous teniez beaucoup à une réponse, et qu’en résumé cette réponse devait me coûter peu, je me suis décidé à vous faire ce plaisir-là ; seulement je n’attendais plus qu’une occasion.

Où la trouver cette occasion de parler poésie ? Qui devait me la donner à moi, si entouré de positif de toutes sortes ? Et si j’étais homme à la découvrir, moi, aveugle, cette poésie française, comment aller à elle au milieu de ces émeutes qui bourdonnent, de ces conspirations qu’on aperçoit de la rue au sommet du clocher, et que la cour d’assises ne retrouve même pas dans la boue ? Comment parler poésie à ces hommes qui vont et qui viennent en cherchant toute autre chose que la poésie ? — Où allez-vous, monsieur ? — Je vais à la Bourse, monsieur ! — Et vous, jeune homme ? — Je vais à la Chambre, monsieur ! — Et vous, Alfred, qui sortez du collège, enfant né pour la joie et le plaisir ? — Je suis chargé d’affaires en Bavière ! dit Alfred. — Et vous, madame, qui avez vingt ans ? — Je vais lire à mon mari le vingt-cinquième protocole de la conférence ! — Et vous, Sophie, à dix-huit ans, jolie et blonde, si bien faite pour les rêveries d’automne ? — Vous croyez que Sophie va vous tendre la main ou prendre votre bras pour aller quelque part dans les bois ? — Pas du tout ! La jeune fille va prendre une leçon d’allemand ou d’anglais, ou de quelque autre langue diplomatique qui pourra lui servir dans l’occasion. Pauvre monde !

Pauvre monde pour la poésie, monsieur ! La poésie est aussi vantée que la vertu, elle est gelée comme elle, elle frissonne comme elle, privée de robe nuptiale ! la poésie, cette grande distinction parmi les hommes, cette noblesse qui a remplacé toutes les noblesses ! cette exaltation de la pensée qui se manifeste une fois en deux siècles, si bruyante, si animée, si vive, et qui ensuite s’en va, s’affaiblissant et mourant, si bien qu’on dirait de ces orchestres portatifs que les Génevois enferment dans une boîte et