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VOYAGE EN ANGLETERRE.

et qu’il avait vu en Europe des domestiques bien plus malheureux que des noirs. Je cherchai à détourner la conversation de cet objet si douloureux pour un philantrope, et je me fis décrire par l’Américain la vie de la Guyane et la magnificence de ses forêts primitives, entretien bien plus intéressant qui me causa une sorte de mal du pays pour cette merveilleuse nature où tout est si magnifique et où l’homme seul est mesquin.

L’élément risible de notre traversée était une dame anglaise, qui, avec une volubilité rare, cherchait à chaque occasion à faire une conversation en français : elle n’était déjà plus dans la fleur de l’âge ; mais elle savait réparer ce défaut par une toilette très soignée, qui ne lui manqua pas un instant même sur le navire. Lorsqu’un peu tard, vers le matin, nous paraissions sur le pont, dans un état plus ou moins misérable, je l’y trouvais déjà établie dans un élégant négligé, et elle répondait joyeusement à mes plaintes, dans son large dialecte : Comment ! comment ! vous n’avez pas pu dormir ! Moi parfaitement, très comfortable, j’étais très chaudement couchée entre deux matelots, et je m’en porte à merveille. — Madame, dis-je, on comprend que vous ne craigniez pas la mer. Au milieu de la seconde nuit, nous jetâmes l’ancre près du pont de Londres, le plus fatal évènement qui puisse arriver à un voyageur, parce que la sévérité des douanes empêche de visiter le vaisseau avant dix heures du matin, heure à laquelle s’ouvrent les bureaux. Comme je ne voulais pas laisser mes domestiques allemands seuls avec ma voiture et mes bagages, et que j’avais également négligé de me procurer un logement et de me faire dispenser de la visite par mon ambassadeur, je fus forcé, dans l’état où je me trouvais, de passer la nuit dans une misérable taverne de matelots sur le rivage ; mais le lendemain je me servis avec succès de l’influence de la clé d’or, pour m’épargner une longue attente et des ennuis. Quelques douzaines de gants français, qui se trouvaient en toute innocence au milieu de mon linge, devinrent même invisibles, grâce à la vertu d’une guinée que je donnai.

Je m’échappai aussi vite que possible de la sale cité avec son tumulte semblable à celui d’une ruche d’abeilles ; mais il me fallut encore faire une longue route avec les chevaux de poste, avant d’arriver dans le West end of the town, où je repris mon ancien logement dans Clarendon Hotel. Mon vieil hôte, un Suisse, avait pendant ce temps quitté l’Angleterre pour un