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CONSULTATIONS DU DOCTEUR NOIR.

J’aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m’étaient inconnues. J’y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d’y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s’unit à la sienne, et, tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers :


Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre,
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud, j’essaie encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ?


Tout-à-coup un mouvement violent, qu’il fit, me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place, où je n’entendais plus de cris.

Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout-à-coup.

Les quais si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait, pour s’enfuir, dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfans de leurs robes. La colère était éteinte… il pleuvait.

Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l’ai vu. Depuis encore je l’ai revu dans des circonstances graves et grandes.

Aux cris tumultueux, aux juremens, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs, qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l’abandon de la résistance, et gémissaient sur leur faiblesse. La nation humiliée ployait le dos, et roulait par troupeau, entre une fausse statue, une Liberté, qui n’était que l’image d’une image, et un réel échafaud teint de son meilleur sang.

Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s’enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le mo-