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CONSULTATIONS DU DOCTEUR NOIR.


CHAPITRE XXIX.
Le caisson.

Je marchais, je courais dans la rue du faubourg Saint-Denis, emporté par la crainte d’arriver trop tard et un peu par la pente de la rue. Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu’ils venaient de voir. Je les repassais en mon âme, je les résumais, je les plaçais entre le point de vue et le point de distance. Je commençais sur eux ce travail d’optique philosophique auquel je soumets toute la vie. J’allais vite, ma tête et ma canne en avant. Les verres de mon optique étaient arrangés. Mon idée générale enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que j’y rangeais avec un ordre sévère. Je construisais intérieurement un admirable système sur les voies de la providence, qui avait réservé ce poète pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la terre fût entièrement accomplie ; que son cœur ne fût pas déchiré par la mort de l’une de ces faibles femmes toutes deux enivrées de sa poésie, éclairées de sa lumière, animées par son souffle, émues par sa voix, dominées par son regard, et dont l’une était aimée, dont l’autre le serait peut-être un jour. Je sentais que c’était beaucoup d’avoir gagné une journée dans ces temps de meurtre, et je calculais les chances de renversement du triumvirat et du comité de salut public. Je lui comptais peu de jours de vie, et je pensais bien pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande gouvernante. De quoi s’agissait-il ? de les faire oublier. Nous étions au 5 thermidor. Je réussirais bien à occuper, d’autre chose que d’eux, mon second malade Robespierre, quand je devrais lui faire croire qu’il était plus mal encore, pour le ramener à lui-même. Il s’agissait pour tout cela d’arriver à temps.

Je cherchais inutilement une voiture des yeux. Il y en avait peu dans les rues cette année-là. Malheur à qui eût osé s’y faire