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LETTRES PHILOSOPHIQUES.

rer des réformes par les conseils et les suggestions de la philosophie, quel scandale ! Croire à l’esprit humain, quelle horreur ! Servir l’humanité pour elle-même, quelle impiété ! Eh bien ! ministres de l’évangile, parlez et agissez ; montrez-nous votre génie, déployez votre supériorité ; où est parmi vous la plume qui triomphera de l’éclat et de la facilité de Voltaire, où est le cœur dont les battemens seront plus éloquens que l’âme de Rousseau ? Avez-vous dans vos cohortes quelqu’un qui sache la nature comme Buffon ? Un peu plus de modestie, messieurs ; vous n’êtes plus au temps où vous civilisiez les Gaules ; vous triomphiez alors à bon droit, utilement pour l’humanité. Mais maintenant votre médiocrité se trouve enlacée au milieu de la société la plus éclairée et la plus railleuse.

Le génie philosophique poursuivait sa course ; les stupides clameurs qui bourdonnaient à l’entour, lui servaient d’aiguillon : plein de foi en lui-même, se prenant pour une puissance, se créant une armée, il s’établit au cœur de la société européenne ; et vingt ans sont à peine écoulés que nous pouvons déjà saisir le symptôme d’une disposition toute nouvelle. Effectivement jusqu’alors, par une habitude invétérée, inévitable héritage des traditions féodales, les sociétés avaient considéré les gouvernemens comme leurs maîtres et leurs propriétaires, elles avaient consenti à les voir planer au-dessus d’elles comme des dieux ; Fénelon s’était fait le hérault de l’opinion commune quand il traçait cet idéal d’un grand roi : Il corrige les méchans par des punitions, il encourage les bons par des récompenses ; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. Mais peu-à-peu on passa de cette foi à la réflexion ; et dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, je constate dans les esprits un changement éclatant. D’abord l’homme commence à se compter pour quelque chose ; je dis l’homme, monsieur, et non plus le personnage ; l’intelligence se sentit une puissance ; le talent, une force ; et puis, la société crut à elle-même ; elle se considéra comme son principe et sa fin, ne voulant plus laisser à ses gouvernans le rôle de Jupiter tonnant. À qui doit-on cette révolution dans les esprits ? À Rousseau, qui