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DE L’ART EN ALLEMAGNE.

ble avoir recueilli à lui seul le tourment et la fièvre de son époque. Voyez-le, il est possédé comme d’un secret, d’une délirante et inépuisable inquiétude. La rencontre de je ne sais quel abîme a bouleversé et exaspéré son génie. Cet homme est Schiller. Il ne fait rien pour cacher qu’il est battu, en effet, par un orage qui remue la terre sous ses pieds. Mais il est le seul qui se trahisse ainsi. Ses contemporains le lui reprochent amèrement ; eux, si calmes et si sereins, ne se font pas faute de lui dire à leurs manières, sous toutes les formes : Et moi donc, suis-je sur des roses ? Avec cela, la critique des frères Schlegel, héritière de celle de Herder, mais impassible, louangeuse, cérémonieuse, avec plus d’étendue que de profondeur, servait à la pompe de l’art, sans l’instruire nullement de ce qui se passait hors de lui ; elle ressemblait, au milieu des compositions de cette époque, à ces conseillers intimes qui escortent magnifiquement le pouvoir en Allemagne, à la condition de ne lui conseiller jamais que sa gracieuse volonté. Dans le même temps (c’était sous la Convention), se réveillait une espèce de ménestrel, qui s’était endormi, ce semble, depuis des siècles, avec son empereur dans le château de Barberousse. Celui-là avait dormi au moins depuis mille ans, tant il était étranger à tout le monde moderne. Ce n’étaient qu’oiseaux merveilleux, chants inouis, chars de fées, cheveux enchantés, oiseaux qui parlaient, poésie plus diaphane et plus insouciante que la demoiselle aux ailes empourprées sur un lac de la forêt Noire. Le voici l’Ariel des poètes, le lutin qui forge, avec son marteau de pygmée, des diamans du ruisseau, des paillettes du sable, des crins du soleil, des clous arrachés aux pieds des chevaux du matin, son cristal de génie, où le monde entier reluit, terre, étoiles, firmament sans enfer, non pas la nature effrayante, immense, indivisible, n’ayant tout entière qu’une voix, mais la nature infinie dans son infinie mobilité, le rayon d’or qui chante, l’aubépine qui parle dans son parfum de mai : c’est Tieck, le conseiller Tieck, le sylphe espiègle qui se joue de lui-même et des autres dans les cent détours de son œuvre, le vrai bouffon de l’univers, l’héritier du cordonnier Hans Sachs et des compagnons de la maîtrise, le seul des poètes de cette