Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 6.djvu/338

Cette page a été validée par deux contributeurs.
332
REVUE DES DEUX MONDES.

traits le siècle auquel il s’en prend. Il entre aux conseils des rois, nous assistons aux débats qui vont décider du destin d’un empire. Puis, quand la bataille est résolue, quand les lances sont aiguisées, que les armées sont rangées dans la plaine, nous le suivons sur une hauteur voisine pour dominer avec lui la scène. Quand la mêlée s’engage, quand les lignes d’acier plient et s’entament, nous pénétrons au milieu des blessés, nous écoutons le râle des morts.

N’attendez pas que le poète oublie le vainqueur ou le vaincu ; Dieu merci ! la passion ne lui manque pas. Il prend parti pour ou contre ses acteurs. Ceux qui l’accusent d’impartialité ne l’ont pas lu ou l’ont bien mal compris ; il n’y a pas une de ses chroniques qui n’ait le sens et l’énergie du plus hardi pamphlet, qui ne flétrisse et ne couronne aussi bien que les vieilles comédies d’Athènes. Mais il tient compte à chacun de son malheur pour juger sa faute, il ne condamne qu’en racontant.

C’est une sorte d’omniscience qui éblouit d’abord et qui trouble la vue. On ne comprend pas du premier coup où le poète en veut venir. Dans ce pêle-mêle confus d’Achilles et de Thersites, dans cette cohue de rois et de populaces, on ne distingue pas d’abord sur quels groupes l’attention va se fixer. Mais peu-à-peu l’histoire s’explique et s’éclaircit, les groupes se personnifient, les nations s’individualisent ; grâces aux dimensions colossales de l’action, une catastrophe qui ruine un royaume n’a plus que l’importance relative d’une scène ordinaire ; le drame tout entier prend une espèce d’unité involontaire et fatale, unité réelle et providentielle, qui ne résulte pas du choix ou de l’oubli, de la préférence ou du dédain, mais qui se fait d’elle-même, qui ressort des événemens ; unité inhérente à l’ensemble, à laquelle tous les détails concourent merveilleusement.

Qu’on ne s’y trompe pas ; bien que les chroniques de Shakespeare ne soient pas, pour la plupart, la meilleure partie de son héritage ; bien que je préfère de beaucoup Othello à Richard iii, cependant le génie, je dirais volontiers l’instinct dramatique, qui ne l’abandonnait jamais, ne lui permettait pas de