Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 6.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.
267
VOYAGES DE NARCISSE GELIN.

ruisselait de son front : il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des pirates.

Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris étouffés, quelques trépignemens sur le pont, il y eut un moment de silence à bord de la Cauchoise, et puis qu’un immense et retentissant hourra ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.

Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra dès-lors comme un chef de pirates, et l’Albinos, le grand Napoléon, sa sainteté le pape, Jésus-Christ et les acteurs de la Passion comme des scélérats de sa troupe, qui pouvaient avoir jeté à l’eau le capitaine Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si bonnes mœurs. Il y avait du vrai dans ses conjectures ; et, par une singulière fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement, qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu’il lui promettait une vie rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées ; cet événement, dis-je, le trouva froid, prosaïque : on eût dit que son âme de poète avait été frappée du même coup de poignard qui frappa au cœur l’honorable M. le capitaine Hochard.

Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez poétique, il le regretta même : il le poétisa aux dépens du gros élève de Curtius ; il poétisa tout, jusqu’aux matelots bas-normands, qu’il avait maudits, eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens : il vit une belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut sublime ; cette goëlette transportant tout-à-l’heure d’un monde à l’autre cette petite colonie, simple, bonne, naïve, comme un tableau de Téniers, lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu’il préférait de beaucoup à celle de la Cauchoise de maintenant, montée par une demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le pillage.

Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses idylles, ses jolis moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs si par-