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désordonnée, sentant bouillonner en lui l’âme d’un poète, il dit à son père Bernard Gelin : — Je serai poète… je suis poète. — Sois donc poète, dit Bernard, qui exécrait ses voisins et adorait son fils. — D’autant plus, ajouta-t-il, que ça vexera Jamot l’épicier, dont le fils n’est qu’un homme de lettres.

Et voilà comment Narcisse fut poète.

Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie aux Batignolles, à Vincennes et aux prés Saint-Gervais. Il se pâmait devant les arbres poudreux des grandes routes, s’extasiait devant les moulins à vent, dont la meule insouciante broie également le froment du riche et du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles d’un navire

À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n’avait jamais vu de navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l’illumina. La véritable poésie n’est pas décidément sur terre, se dit-il ; elle est sur mer : là, une vie rude et énergique ; là, des tempêtes ; là, des combats ; là, des hommes forts ; là, des hommes âpres ; là, des hommes à part… — Je verrai la mer, j’irai sur mer.

Et retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite pacotille d’objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies, — y ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction ; embrassa Narcisse, et le conduisit à la diligence de Brest.

Or, il avait choisi Brest comme lieu d’embarquement, parce qu’un cousin de sa mère était écrivain du port.

Narcisse arrivant à Brest fut droit chez le cousin, lui exposa ses désirs, sa volonté de poète, et lui demanda ses conseils.

Le cousin était justement l’intime du capitaine de la Cauchoise, jolie goëlette en chargement pour la Martinique.

Le cousin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la Cauchoise. Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La Cauchoise lui paraissait assez vulgaire ; pourtant il se décida, le choix étant très borné dans ce port militaire.