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REVUE DES DEUX MONDES.

Voici pour Goethe :

« Je ne me rappelle pas avoir jamais exprimé clairement mon antipathie contre Goethe ; mais elle est si vieille et si forte, qu’elle a dû quelquefois percer dans mes écrits. — Goethe est le roi de son peuple ; lui une fois détrôné, qu’il deviendra facile d’en finir avec ce peuple ! Cet homme d’un siècle a une singulière force de répulsion : c’est une cataracte sur l’œil de l’Allemagne, mais écartez-la, et tout un monde se manifestera. — Depuis que je sens, j’ai haï Goethe ; depuis que je pense, je sais pourquoi. »

Voici le jugement qu’il porte sur notre école romantique ; il y a du fiel jusque dans ses éloges :

« J’ai lu avec beaucoup de plaisir l’Hernani de Victor Hugo. Je juge, il est vrai, des ouvrages de cette espèce chez un poète français, d’après de tout autres principes que je ne le fais chez un poète allemand. Je ne me soucie nullement, dans ce cas, de la chose en soi, je ne la considère que dans ses rapports, c’est-à-dire, pour les ouvrages romantiques, dans son opposition avec la nationalité française. Aussi c’est d’autant mieux que c’est plus extravagant ; la poésie romantique, en effet, est salutaire au Français, non à cause de son principe créateur, mais de son principe destructeur : c’est un plaisir de voir comment, dans leur ardeur, les romantiques brûlent et démolissent tout, et enlèvent du lieu de l’incendie de grosses charretées de règles et de décombres classiques. Ces imbécilles de libéraux, qui auraient intérêt à favoriser la destruction, s’y opposent, et cette conduite est une énigme que je cherche en vain depuis dix ans à deviner. Les pauvres romantiques sont persiflés et poursuivis par leurs adversaires, à faire pitié, et l’on ne peut lire sans pleurer, leurs plaintes déchirantes ; mais pourquoi se plaignent-ils ? pourquoi ne continuent-ils pas leur chemin, sans se soucier qu’on les loue ou qu’on les blâme ? c’est qu’il ne sont pas encore assez romantiques ; le romantisme n’est que dans leur tête, il n’est pas encore dans leur cœur. »

La première cocarde tricolore apparaît à Boerne comme un arc-en-ciel, gage de paix et de réconciliation, il voudrait ôter ses bottes et fouler pieds nus nos pavés sacrés ; il s’écrie dans son exaltation : « Je désirerais que tous les Français missent des habits de femmes, je leur ferais alors les plus belles déclarations d’amour, mais c’est folie que j’aie honte de suivre le penchant de mon cœur et de baiser ces mains qui ont brisé nos chaînes, qui nous ont rendus libres et qui, de valets que nous étions, nous ont armés chevaliers ! » Je ne sais pourquoi M. Guiran a omis ce dernier passage, assurément il n’eût pas déparé sa traduction. Les émeutes de l’Archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois, le néoroma, madame Malibran, le salon de M. de Lafayette et les efforts héroïques des Polonais transportent Boerne au dixième ciel, ne le troublons pas dans son enthousiasme, ne cherchons pas à scruter avec malignité ses affections ; qu’il nous suffise que Boerne aime ou paraisse aimer quelque chose, et fusse même le cholera, qui excite d’ailleurs en lui la plus vive admiration, je serais encore tenté de l’excuser, car c’est une idée consolante, une idée sur laquelle nous aimons à nous reposer que de penser que son hypocondrie fait quelquefois place à de plus douces émotions, et que du moins nous ne saurions dire de lui en le plaignant, ce que sainte Thérèse disait du diable : Le malheureux, il ne peut pas aimer !


édouard de la grange.