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des pensées et des sentimens, dégénère trop souvent, sous sa plume, en une humeur bizarre et atrabilaire qui lui fait voir le monde sous un aspect plus sombre que la réalité. Son esprit, naturellement porté vers la critique, s’abandonne à des satires pleines d’acrimonie, et qui souvent ne sont exemptes, ni d’une jalousie secrète, ni d’un emportement haineux. Dans ses premiers écrits, Boerne s’était moins livré à ces dispositions chagrines : ses jugemens avaient moins de partialité, et il se montrait plus équitable pour son pays, ses contemporains, et pour les productions de la littérature : aussi sa réputation semblait-elle s’être agrandie en raison du cercle auquel il s’adressait, et du public éclairé dont il ambitionnait le suffrage. On le citait généralement comme un écrivain aimable et capricieux, et on lui pardonnait facilement quelque inégalité et de légers défauts, à cause du charme qu’il répandait dans ses écrits, et du cachet particulier qu’il savait leur imprimer. On pouvait, à la vérité, ne pas sympathiser avec ses diatribes tant soit peu amères contre Hoffmann, avec son aversion contre mademoiselle Sontag ; mais l’esprit qu’il déployait en défendant ses opinions, faisait souvent oublier ce qu’elles pouvaient avoir de paradoxal. Aujourd’hui, ce n’est point à l’Allemagne littéraire, ce n’est point à ses émules de gloire, c’est à des passions brutales que Boerne veut parler dans ses Lettres sur Paris ; ce n’est pas seulement un pamphlet politique, c’est une fusée incendiaire qu’il a lancée sur son pays natal.

Il n’est peut-être point hors de propos de dire ici que Boerne a eu beaucoup à souffrir des rigueurs de la censure, dont les ciseaux impitoyables ont souvent coupé les ailes à son génie indépendant ; qu’il s’est opposé avec courage aux vexations arbitraires que les autorités de Francfort voulaient faire peser sur ses coreligionnaires ; qu’enfin, en 1819, il a été poursuivi comme libéral : ce sont des titres à notre estime et à notre intérêt ; mais peuvent-ils le disculper d’avoir montré une haine aussi invétérée et aussi aveugle que celle qu’il fait éclater aujourd’hui ? Le sentiment qui fait battre nos cœurs pour la liberté est une religion d’amour qui embrasse l’humanité tout entière, et son culte peut-il s’associer à des récriminations si vindicatives ? Ne serait-ce pas profaner ses autels que de vouloir y sacrifier tant de victimes ? Nous sommes las de ces déclamations surannées, de ces théories de sang et de destruction dont les résultats sont toujours négatifs. Nous voulons quelque chose de positif dans la liberté, nous désirons qu’elle porte des fruits savoureux et parfumés sur l’océan de la vie, et non des fruits de cendres, tels que ceux du lac Asphaltite. Si Boerne a pu se flatter de concourir aux progrès de la liberté par un pareil ouvrage, il s’est étrangement abusé : c’est un pas rétrograde pour les lumières et pour la civilisation, car il a fourni à leurs antagonistes des armes qu’ils sauront tourner habilement contre la liberté de la presse. En vérité, ses ennemis les plus acharnés n’auraient pu lui porter un coup plus dangereux, ni en démontrer les abus d’une manière plus manifeste ! Aussi, tel a été l’effet que ce livre a produit en Allemagne, que, quoiqu’il ait été mis à l’index, quoiqu’une amende de quatre cents écus ait frappé tous les libraires qui le débiteraient, aucun partisan du pouvoir absolu n’en a été aussi profondément indigné que les véritables amis