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CONSULTATIONS DU DOCTEUR NOIR.

que le sentiment continuel de sa mission que doit avoir toujours en lui l’homme qui se sent une Muse au fond du cœur. — Ce n’est pas pour rien que cette Muse y est venue ; elle sait ce qu’elle doit faire, et le poète ne le sait pas d’avance. Ce n’est qu’au moment de l’inspiration qu’il l’apprend. — Sa mission est de produire des œuvres, et seulement lorsqu’il entend la voix secrète. Il doit l’attendre. Que nulle influence étrangère ne lui dicte ses paroles, elles seraient périssables. — Qu’il ne craigne pas l’inutilité de son œuvre, si elle est belle, elle sera utile par cela seul, puisqu’elle aura uni les hommes dans un sentiment commun d’adoration et de contemplation pour elle et la pensée qu’elle représente.

Le sentiment d’indignation que j’ai excité en vous, a été trop vif, monsieur, pour me permettre de douter que vous n’ayez bien senti qu’il y a et qu’il y aura toujours antipathie entre l’homme du Pouvoir et l’homme de l’Art ; mais outre la raison d’envie et le prétexte d’utilité, ne reste-t-il encore pas une autre cause plus secrète à dévoiler ? Ne l’apercevez-vous pas dans les craintes continuelles où vit tout homme qui a une autorité, de perdre cette autorité chérie et précieuse, qui est devenue son âme ?

— Hélas ! j’entrevois à-peu-près ce que vous m’allez dire encore, dit Stello ; n’est-ce pas la crainte de la vérité ?

— Vous y voilà, dit le Docteur avec joie.

Comme le Pouvoir est une science de convention, selon les temps, et que tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule, tandis qu’au contraire les beautés de tout art ne sont possibles que dérivant de la vérité la plus intime, vous comprenez que le Pouvoir, quel qu’il soit, trouve une continuelle opposition dans toute œuvre ainsi créée. De là ses efforts éternels pour comprimer ou séduire.

— Hélas ! dit Stello, à quelle odieuse et continuelle résistance le Pouvoir condamne le Poète ! Ce Pouvoir ne peut-il se ranger lui-même à la vérité ?

— Il ne le peut, vous dis-je ! s’écria violemment le Docteur, en frappant sa canne à terre. Et mes trois exemples politiques ne prouvent point que le Pouvoir ait tort d’agir ainsi, mais seu-