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REVUE DES DEUX MONDES.

Prodicus, tandis que tout vieillard, tout homme et tout enfant adorent, en pleurant, le divin Homère ?

— Ah ! ah ! reprit le Docteur, les yeux animés par un triomphe désespérant, vous voyez donc qu’il n’y a pas plus de pitié pour les poètes parmi les philosophes que parmi les hommes du pouvoir. Ils se tiennent tous la main, en foulant les arts sous les pieds.

— Oui, je le sens, dit Stello, pâle et agité ; mais quelle en est donc la cause impérissable ?

— Leur sentiment est l’envie, dit l’inflexible Docteur, leur idée (prétexte indestructible) est l’inutilité des arts à l’état social.

La pantomime de tous, en face du poète, est un sourire protecteur et dédaigneux ; mais tous sentent, au fond du cœur, quelque chose, comme la présence d’un dieu supérieur.

Et en cela ils sont encore bien au-dessus des hommes vulgaires, qui, ne sentant qu’à demi cette supériorité, éprouvent seulement près des poètes cette gêne que leur causerait aussi le voisinage d’une grande passion, qu’ils ne comprendraient pas. Ils ont la gêne que sentirait un fat ou un froid pédant, transporté subitement à côté de Paul, au moment du départ de Virginie ; de Werther, au moment où il va saisir ses pistolets ; à côté de Roméo, quand il vient de boire le poison ; de Desgrieux, quand il suit pieds nus la charrette des filles perdues. Cet indifférent les croira fous indubitablement ; mais il sentira pourtant quelque chose de grand et de respectable dans ces hommes voués à une émotion profonde, et il se taira en s’éloignant, se croyant supérieur à eux, parce qu’il n’est pas ému.

— Juste ! ô juste ! dit Stello dans sa poitrine et s’enfonçant de plus en plus dans son fauteuil, comme pour se dérober au son de voix, dur et puissant, qui le poursuivait.

— Pour en revenir à Platon, il y avait aussi rivalité de divinité entre Homère et lui. Une jalouse humeur animait cet esprit vaste et justement immortel, mais positif comme tous ceux qui n’appuient leur domination intellectuelle que sur le développement infini du jugement et repoussent l’imagination.