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CONSULTATIONS DU DOCTEUR NOIR.

Eh ! que faisais-je ? — Je ne trouvai sur les marches de l’escalier que deux petits enfans, ceux du portier. Leur innocente présence m’arrêta. Ils se tenaient par la main, et tout effrayés de me voir, se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou que j’étais. Je m’arrêtai et je me demandai où j’allais et comment cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir. Je redevins à l’instant maître de moi, et, me repentant profondément d’avoir été assez insensé pour espérer, pendant un quart d’heure de ma vie, je redevins l’impassible spectateur des choses, que je fus toujours. — J’interrogeai ces enfans sur mon canonnier, il était venu depuis le 5 Thermidor tous les matins à huit heures ; il avait brossé mes habits et dormi près du poêle. Ensuite, ne me voyant pas venir, il était parti sans questionner personne. — Je demandai aux enfans où était leur père. Il était allé sur la place voir la cérémonie. Moi, je l’avais trop bien vue.

Je descendis plus lentement, et pour satisfaire le désir violent qui me restait, celui de voir comment se conduirait la destinée, et si elle aurait l’audace d’ajouter le triomphe général de Robespierre à ce triomphe partiel. Je n’en aurais pas été surpris.

La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis sans être vu, par ma grande porte ouverte et vide. Là, je me mis à marcher les yeux baissés sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas à venir, je marchais toujours en pensant. Partout j’entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l’orage, le bruissement régulier de la pluie ; partout je croyais voir la statue et l’échafaud se regardant tristement par-dessus les têtes vivantes et les têtes coupées. J’avais la fièvre. Continuellement j’étais arrêté dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m’arrêtais, je laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds marcher et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement et j’agissais en insensé. L’air avait été rafraîchi, la pluie avait