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Saint-Elme au moment où le vaisseau va se briser sur les récifs ? N’est-ce pas elle qui, au milieu des vents, dans le choc des éclairs et des ondes, répond à ce chœur pieux, qui dit : Mater Dei, ora pro nobis ?

Le marin a un autre culte ; c’est celui du tabac. Fumer ou chiquer est sa perpétuelle distraction, sa passion la plus vive. Manquer de vin ou de biscuits est un malheur ; être privé de tabac est une calamité. Le marin partagera sa dernière ration d’eau douce avec son ennemi ; il ne partagera pas sa provision de tabac avec son frère. On ne sait pas ce qu’il y a de douleur dans une pipe cassée, ce que vaut la faveur d’une pincée de tabac. Quelques-uns l’ont achetée, dans les douleurs de la privation, par d’inouïs sacrifices. C’est que c’est une bien douce ivresse, le tabac ! c’est un sommeil qui vous tient éveillé ; c’est un charme inexprimable qu’il procure, de mêler sa longue oisiveté à l’éternelle occupation des flots, de voir onduler entre le pli des paupières abaissées par la léthargie la double immensité du ciel et de la mer, que moire la fumée. Aussi la pipe est-elle le thème à toutes les chansons des matelots ; elle a sa place, comme épisode, dans chaque combat ; c’est le bouclier d’Homère, autour duquel se groupent les grands noms et les grandes choses ; c’est la coupe de Virgile, les amours et le cep de la vigne s’y enlacent. Une pipe bien culottée est un poème : les marins comprennent Vadé.

Dans un article où je n’ai voulu qu’indiquer les sujets propres à être fécondés sous le souffle de l’artiste, et non les dire, ce qui, je le répète, me convient moins qu’à personne, je ne puis oublier les harmonies maritimes, la magnificence des horizons. À la mer, les phénomènes de la lumière, qui n’est ni brisée ni assombrie par des accidents d’entourage, s’étalent et se multiplient avec une éblouissante diffusion. Ce n’est point sur la terre, quelque élevé que soit le point d’où l’on observe, que l’on rencontrera, au lever du soleil, ces détonations silencieuses de lumières qui, parties d’un point cardinal, arrivent à l’autre avec la rapidité électrique, sans teindre d’aucun éclat l’arc de la voûte parcourue. On dirait un son visible ! Après cette en-