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EXPÉDITION D’AFRIQUE.

de Constantinople, un chrétien de Syrie, un républicain français. L’histoire de chacun d’eux, réduite à des proportions scrupuleusement historiques, présentait encore de singuliers jeux de la fortune, d’étranges contrastes, et vaut peut-être la peine que je vous la raconte en peu de mots.

Le Grec avait été long-temps au service de la Porte. C’était un de ces Fanariotes auxquels les Turcs jettent à dévider les fils embrouillés de la diplomatie, trop subtils pour leurs mains grossières. Il était prince, je crois ; à Paris, du reste, ils le sont tous, ou presque tous. Avant l’embarquement, je l’avais vu plusieurs fois à Toulon. Là il m’avait raconté de grands malheurs que lui avait valus la révolution grecque ; sa fortune confisquée ; sa tête long-temps menacée, et qu’il n’avait pu sauver qu’en se cachant plusieurs jours, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, dans une citerne où il avait pensé mourir de faim, où sa santé s’était détruite pour toujours ; il m’avait dit encore la misère qui avait suivi, et l’incertitude de l’avenir rendue horrible par les souvenirs d’une grande fortune perdue. Néanmoins, tout en racontant cela, tout en disant comment la Porte, le frappant pour un fait auquel il était étranger, l’avait jeté dans cet abîme ; n’ayant point encore désappris son langage officiel, fidèle encore à ses habitudes de courtisan, il disait d’un ton doucereux : — Et pourtant, ce n’est pas à la Porte que je puis en vouloir, car enfin les Grecs s’étaient insurgés ; que voulez-vous qu’elle fît ? À Alger ce n’était plus le même homme ; langage, habitude de style, façon de penser, tout avait changé. Il se posait en vainqueur vis-à-vis les Turcs, avec plus de fierté que ne l’avaient probablement jamais fait Botzaris ou Canaris. Je l’entendis se plaindre amèrement des égards que nous avions pour eux, et qu’il appelait de la faiblesse. Il ne pouvait se faire à les voir assis ou bien fumer devant nous. Il réclamait vivement un ordre du jour qui leur enjoignît de se lever à l’approche d’un officier français, surtout d’un interprète. Cette ivresse du triomphe lui montant au cerveau, il en avait oublié pour tout de bon, je crois, et la Porte et le Fanar. — Eh bien ! monsieur, lui dis-je un jour, lui montrant le misérable taudis où nous nous trouvions, il doit y avoir loin de ceci aux délices si vantées de votre Fanar ? — Vous voulez dire de notre Paris ? interrompit-il vivement avec une aisance, une désinvolture tout-à-fait fashionnables.

Le chrétien s’appelait Jacob Habaïbe. Il était né dans le pachalick de Saint-Jean-d’Acre, d’une famille riche, puissante,