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vingt fois davantage. Mais n’est-il pas arrivé à certain général de faire à son profit, d’une bataille demeurée indécise sur le terrein, une victoire éclatante, au moyen d’un Te Deum, qu’il eut l’idée de faire chanter ? Quelque chose de semblable se passa à cette occasion. Bien que nous n’eussions été attaqués qu’au moment du départ, qu’en conséquence le départ ne fût pas déterminé par l’attaque, que nous fissions des haltes fréquentes, que la direction de notre marche ne déviât pas d’un pouce de ce qu’elle devait être, les Arabes n’en virent pas moins dans cette journée un grand succès, un immense avantage pour eux ; or, par cela même qu’ils le crurent, elle le devint en quelque sorte. Elle en eut du moins toutes les conséquences immédiates. Le prestige dont jusque-là nous étions entourés se trouva détruit. Eux, habitués à fuir devant nous, à leur tour ils croyaient nous avoir vus en fuite. Nous avions cessé d’être pour eux les hommes du destin, de la fatalité.

Dans une grande assemblée au cap Matifoux, où les chefs de tribus se réunirent pour délibérer sur la conduite à tenir vis-à-vis de nous, à peine se trouva-t-il deux ou trois voix isolées, qui osèrent parler, non de soumission, mais d’alliance avec les chrétiens, et qui bientôt furent étouffées par les clameurs belliqueuses de l’immense majorité. — Peut-être, s’écriait-on de toutes parts, eût-il été sage de s’unir avec les Francs au moment de leur débarquement, et de les aider à vaincre les Turcs. Cette alliance alors eût pu être profitable aux tribus. Les Turcs chassés, il aurait pu arriver que les Francs se fussent montrés reconnaissans, et si cela n’avait pas été, si cette domination nouvelle avait dû être aussi rude que celle des Turcs, encore eût-elle mieux valu pour les Arabes ; car les maladies, le climat, les tempêtes leur eussent laissé pendant long-temps encore l’espoir d’en être affranchis ; mais, après la victoire de Belida, pendant que, resserrés dans l’enceinte même d’Alger, les Francs étaient peut-être sur le point de se rembarquer, n’était-ce pas folie que de se soumettre à eux, que seulement traiter avec eux ? N’était-ce pas tendre bénévolement les mains aux fers, le cou au joug ? Quelques-uns, tout entiers à leur animosité contre nous, allaient jusqu’à oublier leur haine des Turcs. Ils les regrettaient hautement. Les Turcs au moins étaient de vrais croyans ; comme eux-mêmes, des enfans du prophète. Les Turcs respectaient les femmes ; les Turcs ne volaient pas les propriétés ; les Turcs ne profanaient pas les mosquées. De vagues rumeurs nous accusaient