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dans le sang au milieu de leurs entrailles dispersées. Au dire des soldats, on avait vu des femmes, dont un grand nombre suivent toujours les tribus, s’acharner sur cette proie. L’une d’elles avait été tuée sur un cadavre, dont elle tenait encore le cœur à la main. Une autre, blessée d’un coup de feu pendant qu’elle s’enfuyait, et ne pouvant aller plus loin, écrasa avec une pierre la tête d’un enfant qu’elle portait, afin qu’il ne tombât pas vivant entre nos mains. Les soldats, exaspérés de tant de barbarie, l’achevèrent elle-même à coups de baïonnettes. Sur le reste de la ligne les cadavres des Turcs étaient disséminés dans le même désordre qu’ils s’étaient battus. Parmi eux je remarquai un groupe de cinq Turcs, tombés tout près les uns des autres, comme si de leur vivant ils se fussent liés par quelque serment de vaincre ou mourir ensemble. Ils étaient venus se faire tuer presque au milieu de nos rangs. Deux d’entre eux attirèrent surtout mon attention. L’un était un jeune homme de dix-huit à vingt ans, d’une figure admirablement belle, douce, mélancolique, résignée. Un cordon de soie noire était passé autour de son cou. Un peu préoccupé d’idées européennes, je voulus voir si à ce cordon ne tiendrait pas par hasard quelque portrait de femme : j’entr’ouvris sa veste ; mais, au lieu d’un portrait, je trouvai une sorte de sachet, contenant un parchemin où le nom de Dieu, avec la multitude d’attributs que lui adjoignent les mahométans, se trouvait écrit dans tous les sens, et de manière à former les dessins les plus bizarres. C’était un talisman, une amulette. Mon beau jeune homme s’était, à ce qu’il paraît, laissé voler son argent par quelque marabout, et la balle qui s’était enfoncée dans sa poitrine, comme pour le lui mieux prouver, avait légèrement écorné l’enveloppe de son petit sachet. L’autre, tombé à la tête de cinq soldats, paraissait leur avoir commandé. C’était un vieillard à barbe blanche, à large poitrine, à membres vigoureux ; les traits énergiques, carrés, fortement caractérisés. Il avait été blessé à la hanche, au bras, à la cuisse. Ce n’était pourtant aucune de ces blessures qui lui avait donné la mort ; mais, lorsque le vieillard, affaibli par la perte de son sang, avait senti son fusil et son yatagan près de lui échapper, ses forces défaillir, rassemblant ce qui lui en restait, il s’était enfoncé son poignard dans le sein. Le coup avait été porté d’une main si ferme, qu’on voyait que la vie avait dû s’arrêter à l’instant ; mais ses yeux, à demi ouverts, et sa bouche contractée étaient encore tout vivaces de haine et de colère. Ailleurs aussi,