Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 5.djvu/661

Cette page a été validée par deux contributeurs.
646
REVUE DES DEUX MONDES.

pas que d’être pesante à l’ennemi, Duguesclin ne pourrait aspirer à l’honneur d’être caporal. Or, nos jeunes conscrits se trouvaient pour la plupart dans le même cas que le bon connétable : ils ne savaient pas lire.

Lorsqu’après le tour des hommes arrivait celui des chevaux, la scène changeait. C’était pitié comme ces pauvres animaux, aussitôt que nous étions parvenus à les faire entrer dans les bateaux qui devaient les conduire à bord, se montraient inquiets et troublés. Ils trépignaient, ils ruaient, ils se battaient entre eux. À mesure que nous nous éloignions ensemble du rivage, ils fixaient sur nous un œil de plus en plus attristé. Baissant ensuite la tête avec découragement, ils ne la relevaient plus jusqu’au moment où des mains vigoureuses, au moyen d’un système de cordages et de larges sangles qui leur passaient sous le ventre, les hissaient à bord : alors, en quittant terre, ils se débattaient quelques secondes avec fureur ; mais bientôt, s’apercevant qu’ils ne frappaient que le vide, suspendus, balancés au milieu des airs, ils se laissaient aller tête et jambes pendantes, sans plus donner signe de vie. À peine seulement tressaillaient-ils encore parfois comme un mourant au dernier moment de son agonie. C’est dans cet état qu’ils arrivaient à fond de cale. Là, tout étourdis, ils se laissaient choir dans la position où ils touchaient terre. Pour les rappeler à eux, il fallait un coup léger, une forte caresse ; mais alors ils se relevaient vivement, avec de joyeux hennissemens, tout prêts à s’élancer : ils se retrouvaient encore les nobles compagnons de l’homme.

Une fois le dernier homme de l’armée embarqué, le vent, de favorable qu’il avait été jusque-là, devint tout-à-coup contraire. Bien des jours d’ennui se succédèrent alors pour nous. Nous n’avions absolument rien à faire, et pas beaucoup plus à nous dire, visages nouveaux que nous étions tous les uns pour les autres. Un jour nous nous amusions à suivre les manœuvres d’un bateau à vapeur qui courait des bordées pour entrer en rade ; un jour c’était un bâtiment levantin avec ses voiles de coton d’une blancheur éblouissante, et faisant honte au gris sale des nôtres, avec son équipage au teint basané, à la calote rouge, aux épaisses moustaches, où nous voulions à toute force deviner un de ces bricks aventureux, une de ces légères tartanes qu’auraient monté Miaulis ou Canaris ; un autre jour, un matelot, nous montrant à la surface de l’eau quelques débris noircis par le feu, nous racontait comment le vaisseau de haut-bord dont ils étaient les