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servi n’a pas la centième partie de fécondité qu’offre l’histoire des flibustiers. Vous avez à choisir entre mille passions, depuis celle qui boit du sang jusqu’à celle qui s’élève à la souveraineté de la conquête, et qui fonde. Qu’y a-t-il à comparer à cette poignée de Normands, de Bretons et d’Anglais, qui s’emparent d’abord de l’une des îles Caraïbes, et qui, divisés par toute la haine de leur nationalité, s’accordent pour voler à main armée, pour chasser les Espagnols et devenir la terreur des vaisseaux, quelque pavillon qui les couvre ? Leur nombre grossit, leurs mœurs se forment, c’est-à-dire qu’ils régularisent le pillage et l’assassinat. Déjà leur pouvoir est si étendu dans le Nouveau-Monde, que Cromwell les courtise, s’en fait aider pour conquérir la Jamaïque, et que la France, jalouse de ne pas laisser prescrire ses prétentions, au moins nominales, sur l’île de la Tortue, lui donne pour commandant le chef même de ces flibustiers. Ceux-ci ne s’en tinrent point à ces feintes marques d’intérêt : ils voulurent asseoir, pour l’avenir, leur domination ainsi reconnue sur la base du nombre ; ils demandèrent au cardinal Mazarin qu’il leur envoyât de quoi se faire une population, c’est-à-dire des femmes. Mazarin prit la demande en considération, et leur en envoya cent. De gré ou de force ces malheureuses partirent. Au reste une observation à noter en passant et qui expliquera Mazarin sans le justifier, c’est qu’au contraire des Anglais et des Hollandais, nous n’avons jamais peuplé nos colonies, formé leur noyau, qu’avec des filles et des brigands. Le choix sans doute a son côté pittoresque ; mais, en bonne morale, il peut servir de texte à la glose, même contre un cardinal ministre. Les cent filles envoyées par Mazarin ne furent pas trouvées suffisantes, et, sur le ventre nu de l’une d’elles, on joua aux dés, à qui ses compagnes appartiendraient à mesure de leur débarquement. Je laisse à juger de ce spectacle, de l’étonnement de ces femmes, auxquelles on avait nécessairement dû peindre en beau la colonie, de l’avidité voluptueuse des flibustiers à l’aspect de ces jouissances promises, et de leur acharnement à se les disputer, à faire justice d’un célibat forcé par de grotesques mariages.